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Avant qu’aucun des deux arrivants puisse émettre un son, il s’engouffrait dans la solennelle automobile qui démarra aussitôt.

— Qu’est-ce que tu penses de ça ? exhala Aldo.

— Rien du tout, tant que je n’aurai pas bu quelque chose ! répondit Adalbert en s’extrayant de son siège pour aller carillonner, tandis qu’Aldo amenait sa voiture le nez au portail qui s’ouvrit avec l’habituel grondement dont aucun lubrifiant n’était jamais venu à bout.

Ce qui eut pour effet d’attirer en même temps sur le perron le vieux Cyprien et Marie-Angéline. Mais tandis que le premier, avec une brève exclamation de joie, descendait accueillir les voyageurs, la seconde se ruait à l’intérieur de la maison afin de prévenir la marquise. Pour revenir aussi vite débordante d’un déluge de questions auquel Aldo mit fin :

— Rien tant qu’on ne se sera pas désaltérés, on a la gorge comme du papier buvard ! En outre, il faudrait recommencer pour Tante Amélie.

Assise dans son habituel fauteuil de rotin blanc au dossier en éventail que toute la famille qualifiait de trône, Tante Amélie les reçut à bras ouverts, visiblement ravie de leur retour. L’instant d’après, le champagne coulait à flots pour rafraîchir les rescapés de la route, à qui Plan-Crépin laissa tout juste le temps d’en apprécier la saveur avant de les assaillir de questions auxquelles la marquise coupa court en tapant quelques vigoureux coups de canne sur le sol.

— Un peu de calme, s’il vous plaît, Plan-Crépin ! Et d’abord le principal : Michel Berthier. L’avez-vous retrouvé ?

— Oui. Mais il était temps car il était à moitié mort… en réalité ce n’est pas nous qui avons réalisé l’exploit.

— Ah non ? Qui donc ?

— Quelqu’un qu’Adalbert a connu quand il fréquentait le lycée Janson-de-Sailly et – tenez-vous bien ! – qui se trouve être de notre famille !

Il s’attendait à des exclamations joyeuses mais n’eut droit qu’à des mines consternées.

— Seigneur ! gémit Tante Amélie, ils ont rencontré le fou !

— Je l’aurais juré ! soupira Marie-Angéline. On aurait dû les prévenir !

— De quoi ? interrogea Aldo. Nous avons cru comprendre, en effet, qu’il n’était guère en odeur de sainteté chez vous, mais de là à le traiter de fou ! Je dirais bizarre ! Il est tout de même professeur au Collège de France !

— On n’a jamais prétendu que c’était un âne ! répliqua sèchement la marquise. Je dirais même que c’est un puits de science, un historien reconnu, tout ce que tu voudras. Cela ne l’empêche pas d’être un homme impossible et un malotru ! Sais-tu comment il m’appelle, quand il parle de moi ? Le vieux chameau ! C’est agréable à entendre, non ?

Aldo, qui retenait difficilement son envie de rire, demanda :

— C’est inattendu en tout cas, concéda-t-il prudemment. Mais que lui avez-vous fait ? Il nous a appris qu’il avait été votre beau-frère, pourtant j’ignorais que vous aviez une sœur !

— Même cette assertion est fausse ! Après la mort de mon frère Geoffroy, il a épousé sa veuve, Caroline, une jolie fille mais pas follement intelligente et qu’il traitait comme la boue de ses souliers. Comme elle était plutôt gentille et surtout sans aucune défense devant lui, c’est moi qui m’en suis chargée et je lui ai fait entendre quelques vérités premières qui n’ont pas eu l’heur de lui plaire. Nous avons eu des mots. En particulier le jour des obsèques de cette malheureuse dont je ne crains pas d’affirmer qu’il l’a fait mourir de désespoir. Cela s’est passé à la sortie du Père-Lachaise où il recevait les condoléances avec une sorte de désinvolture laissant entendre, en fond de tableau, que non seulement il n’éprouvait pas le plus petit chagrin de son veuvage mais était plutôt content d’être débarrassé d’une épouse relativement décorative dans les débuts mais devenue geignarde et aussi dépourvue de culture que de jugeote. Alors j’ai pris feu !

— Qu’avez-vous fait ? demanda Aldo, de plus en plus amusé.

Ce fut Plan-Crépin qui se chargea de la réponse :

— Oh, c’était grandiose !

— Vous y étiez ?

— Bien sûr. Il y avait là le Tout-Paris pensant : l’Académie, le Collège de France, quelques ministres, l’Université, j’en passe et des meilleures, mais cela n’a pas empêché notre marquise de lui faire entendre sa façon de penser à très haute et très intelligible voix. En termes choisis, je précise ! C’est tout juste si elle ne l’a pas carrément traité d’assassin.

— Pas moins ?

— C’était un véritable chef-d’œuvre de la litote. Jamais l’appellation n’a été prononcée mais les termes en était si heureusement choisis, en dépit de la colère, qu’ils n’accordaient pas la moindre place au doute. C’est au point que le lendemain, nous avons reçu la visite discrète du préfet de police venu s’enquérir si nous n’aurions pas quelques faits susceptibles d’intéresser ses services…

— Que lui avez-vous répondu, Tante Amélie ?

— Pas grand-chose ! Je lui ai fait comprendre qu’être en butte jour après jour, mois après mois, année après année à la méchanceté, pouvait mener au tombeau aussi sûrement qu’un coup de revolver. Seulement c’est plus long ! Comme c’était un homme intelligent, je crois qu’il m’a fort bien comprise. Tu vois que ton nouveau cousin – puisque c’est malheureusement vrai ! – a une bonne raison de me traiter de vieux chameau… même si ce n’est pas fort élégant !

— Quant à sa femme, reprit Marie-Angéline, il faut encore s’estimer satisfaites qu’elle ait eu droit à des funérailles religieuses. Avec ce demi-fou hérétique…

— Hérétique ! Il n’est pas chrétien ? Un Roquelaure ?

— Oh, il l’a été… jadis, mais ça a changé depuis qu’il est devenu druide !

— Quoi ? émirent d’une seule voix Aldo et Adalbert. Vous plaisantez ?

— Pas le moins du monde ! assura Mme de Sommières. Je sais que ça peut surprendre à première vue, mais ce n’en est pas moins la réalité. Il doit y avoir une quarantaine d’années – car nous sommes à peu près du même âge – qu’il a débaptisé Dieu pour l’affubler de je ne sais quel faux nez en lui donnant des acolytes…

Les deux hommes échangèrent un coup d’œil. Ce qu’ils venaient d’entendre cadrait à la perfection avec ce qui s’était passé à Chinon. Pourtant Adalbert voulait éclaircir certain point.

— Vous m’étonnez – quoique pas vraiment, et je vous dirai pourquoi tout à l’heure – mais j’ai été son élève à Janson et je l’ai certes entendu vanter la civilisation celte avec plus que du talent, cependant son enseignement couvrait l’Histoire jusqu’au haut Moyen Âge où, Dieu sait, le christianisme s’est développé avec ampleur et le Seigneur n’en était pas absent ! C’eût été difficile au temps des croisades…

— Plus encore ! renchérit Aldo. À propos de sa ville de Chinon qu’il adore, il a évoqué pour nous l’arrivée de Jeanne d’Arc en des termes qui ne laissaient guère de place au doute sur le fait qu’elle était une envoyée du Ciel !

— Difficile de l’effacer. C’est tout de même l’héroïne nationale, objecta la vieille dame. Peut-être pourrait-on imaginer qu’en prenant de l’âge le cher homme mélange allègrement la cueillette du gui armé d’une faucille d’or et les voix célestes qui visitaient la petite bergère lorraine sous son chêne ?…

— Ça n’a rien d’impossible évidemment ! réfléchit tout haut Adalbert. Mais pour ce qui est du druidisme, je pense que vous pourriez avoir raison. Au cours de ce bref voyage d’investigations, l’idée nous en a traversé l’esprit.

— Et maintenant, poursuivit Aldo, il est temps de vous raconter comment Michel Berthier a pu échapper à la mort… Tu t’en charges, Adal ! Lors de mon expérience égyptienne, j’ai eu la latitude de mesurer l’ampleur de tes talents oratoires.

— Tu te paies ma tête ou quoi ?

— Du tout ! Je ne fais que rendre à César ce qui lui appartient ! On t’écoute !

Il bénéficia d’un silence quasi religieux, y compris de la part de Marie-Angéline qui, les bras croisés, semblait en proie à une profonde méditation. Ce ne fut que quand il en eut fini qu’elle demanda :

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