Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Ce fut avec un réel soulagement qu’il vit tomber le soir, boucla sa valise et descendit boire une dernière coupe de champagne en compagnie de Tante Amélie et de Marie-Angéline. Mais l’habituelle magie des petites bulles dorées ne joua pas. C’était un vin de fête et, sans vouloir l’avouer, aucun des trois ne se sentait le cœur léger : l’ombre de Pauline Belmont abandonnée à son sort, peut-être ?

Aussi, quand Cyprien vint annoncer que le taxi appelé par Lucien attendait Monsieur le prince, celui-ci embrassa sa tante avec une chaleur inaccoutumée, sans oublier d’appliquer deux baisers sur les joues maigres de Plan-Crépin.

— Sois tranquille ! On te communiquera toutes les nouvelles qui passeront à notre portée ! Fais-nous... ou plutôt fais confiance à Plan-Crépin !

— Je n’en doute pas un seul instant ! Merci d’avance ! Veillez bien sur elle, ajouta-t-il à l’oreille de cette dernière… qui répondit par un regard indigné et un haussement d’épaules.

Comme si elle n’avait jamais fait autre chose !

Avec la déprimante impression d’être en train de devenir idiot, Aldo grimpa dans son taxi auquel Lucien intima :

— Gare de Lyon ! Au départ des grandes lignes !

L’homme fit signe qu’il avait compris et démarra sur l’asphalte mouillée où se reflétaient les réverbères. Aldo s’enfonça dans son coin, croisa les bras sur sa poitrine et ferma les yeux. L’itinéraire qu’il connaissait parfaitement pour l’avoir parcouru si souvent n’avait plus pour lui le moindre intérêt !

Il n’avait pas envie de dormir pourtant, alors de temps en temps, il ouvrait un œil. Il vit ainsi défiler la Madeleine, un bout des Grands Boulevards et la place de la République. La circulation était dense à cette heure et les artères abondamment éclairées. Il y eut la Bastille et, cette fois, il garda les yeux ouverts : la gare était proche…

Mais soudain, au lieu de piquer droit dessus par la rue de Lyon, le taxi obliqua à gauche pour s’engager dans l’avenue Daumesnil.

— Dites donc, où allez-vous ? cria-t-il au chauffeur en tirant sur le loquet maintenant la vitre de séparation.

Qui ne s’ouvrit pas ! Imperturbable, l’homme poursuivit son chemin comme s’il n’avait rien entendu.

Pris de colère, Aldo frappa à coups redoublés sur le carreau.

— Arrêtez-vous !… Arrêtez-vous immédiatement !

Toujours rien. Il se jeta sur la portière… qui résista. Puis sur l’autre, qui ne s’ouvrit pas davantage…

S’efforçant de maîtriser une fureur capable de lui brouiller les idées, il se recala sur les coussins. Peu passante, la grande artère prise entre une ligne de chemin de fer et quelques immeubles était mal éclairée et quasi déserte. Il comprit alors qu’il venait de se faire enlever à son tour, en plein Paris…

Troisième partie

UNE VICTOIRE À LA PYRRHUS

10

Un parfum de scandale…

Cependant Aldo n’eut pas beaucoup de temps pour se poser des questions sur la longueur du parcours : on était presque arrivés. Franchi le boulevard Diderot, l’avenue devenait plus obscure et les grandes arcades de briques soutenant la ligne de chemin de fer banlieusarde faisaient face à des maisons basses, lépreuses pour la plupart, et à de petits entrepôts, le tout percé de ruelles mal pavées, mal éclairées et ne donnant passage qu’à un seul véhicule. Le taxi s’engagea dans l’un de ces boyaux sinistres, habités le plus souvent par des Chinois qui lui avaient cependant procuré une certaine réputation, car dans les deux bistrots aux vitres sales la cuisine asiatique s’y révélait excellente. Quelques connaisseurs s’y aventuraient parfois.

Le taxi les dépassa pour s’arrêter un peu plus loin, feux éteints. Des hommes masqués de passe-montagnes percés de trous en firent sortir Aldo après lui avoir asséné, du tranchant de la main, un coup sur la tête qui lui fit perdre connaissance. Pas longtemps, d’ailleurs. Quand il refit surface, on l’avait déposé sur un divan défoncé autour duquel se tenaient quatre hommes armés de pistolets, cependant qu’un cinquième lui appliquait des claques. Sur une table voisine, deux bougies allumées dans une assiette ébréchée faisaient de leur mieux pour éclairer la scène.

Retrouvant sa colère en même temps que sa conscience, Aldo se leva, les poings en avant, prêt à foncer, mais le plus grand de ses ravisseurs, celui qui paraissait le chef, lui mit le canon de son arme sur le ventre.

— Tiens-toi tranquille si tu ne veux pas prendre un pruneau dans le bide ! On ne te veut pas de mal pour le moment !

— Que voulez-vous alors ?

— Que tu te déshabilles et dare-dare !

— Pourquoi ?

— T’occupe ! On va t’aider ! Allons, dépêche !

Le moyen de résister ? En un rien de temps, Aldo n’eut plus sur lui que ses sous-vêtements, ses chaussures et ses chaussettes, et comme il avait froid, il eut un frisson qui fit rire l’homme.

— T’inquiète pas ! On veut pas ta mort. Pas tout de suite, tout au moins ! Mets ça ! Et ne fais pas la grimace ! C’est moins élégant mais c’est propre !

En effet, il se retrouva nanti d’un pantalon de velours côtelé, d’un gros pull marin à col roulé, d’un caban et même d’un bonnet de laine. Dans les profondeurs obscures de la pièce, il pouvait voir un homme de sa taille, mais dont le visage demeurait caché, enfiler rapidement ce qu’on lui avait confisqué, y compris ce qu’il y avait dans ses poches !

— Pressez-vous un peu, bon sang ! gronda le chef. Il ne faut pas que le prince Morosini manque son train !

— Vous voulez faire passer ce type pour moi ? C’est ridicule !

— Ah, tu crois ? Tu es drôlement vaniteux, dis donc ! Moi, je suis sûr qu’il fera parfaitement illusion le temps nécessaire ! Ah, n’oublions pas !

Il avait pris les mains d’Aldo pour en retirer la sardoine gravée à ses armes qui ne le quittait jamais et que se transmettaient les aînés de sa maison, sa montre-bracelet et, ce qui lui fut douloureux, son anneau de mariage.

L’inconnu le comprit à la brève crispation de son visage et se mit à ricaner. Un ricanement cruel, discordant, inattendu compte tenu de sa voix, une voix plutôt agréable, policée même malgré les expressions vulgaires.

— Cela fait si mal que ça ? Surprenant, si l’on considère la désinvolture avec laquelle tu traites le serment des noces ! Elle est pourtant bien belle, ta femme ! De toute façon, elle ne viendra pas te demander d’explications là où tu vas atterrir !

— Mais sacrebleu, qu’est-ce que vous cherchez ? Que voulez-vous ?

— Moi ? Rien. Je vais même te dire mieux : j’aurais tendance à te trouver sympathique ! Est-ce amusant !

— Alors qu’est-ce que je fais là ?

— Tu fais comme moi : tu obéis à des ordres supérieurs ! Tu es prêt, toi ? ajouta-t-il à l’adresse du fac-similé qui, grâce à l’aide d’un comparse, achevait sa transformation. Assez réussie, pour autant qu’Aldo puisse en juger dans ce lieu obscur. Et non sans un serrement de cœur, surtout quand l’homme eut drapé une écharpe dans le col relevé du manteau de vigogne et escamoté le haut du visage sous l’ombre de la casquette.

— J’y suis ! On peut y aller, répondit l’homme, et le malaise du modèle s’accentua : la voix de ce malfrat ressemblait à la sienne…

Les hommes descendirent. Peu après, il entendit démarrer le taxi, vite remplacé par un bruit de moteur. Les deux hommes qui avaient accompagné la « doublure » reparurent.

— La bagnole est là ! fit l’un d’eux. Il serait peut-être temps de lui fermer les yeux, à ton client !

Une seconde plus tard, Aldo était aveugle par la vertu d’une paire de lunettes noires aux verres opaques dont les branches s’élargissaient sur les tempes afin qu’il lui fût impossible de distinguer quoi que ce soit. Simultanément, un bracelet appartenant à des menottes emprisonnait un de ses poignets, puis il entendit le déclic du second.

53
{"b":"155360","o":1}