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— Je sais. Je connais sa famille : des gens charmants !

— Alors dites-leur que c’est une chance que ce bijou ne soit pas parvenu jusqu’à eux : Anguisola est mort brûlé vif et sa femme a été assassinée, ainsi que vous le savez, sur le  Titanic pendant le naufrage.

— C’est étrange ! Je n’ai jamais entendu parler d’une malédiction quelconque. Pourtant cette Torelli qui la veut doit être superstitieuse en bonne Italienne ?

— C’est vrai, j’allais oublier : le sort fatal épargne ceux qui ont dans leurs veines quelques gouttes de sang Borgia. Cela ne vous amuse pas ? J’entends : venant de moi ?

— Surtout venant de vous, justement ! Mais je croyais que les Anguisola faisaient plus ou moins partie de la descendance ?

— Ils le croyaient aussi mais les bâtards insoupçonnés, cela existe !

Au bout du fil il entendit rire le banquier.

— Ne vous vexez pas. Je dois en avoir autant à votre service… et je suis un Helvète ! S’il y tient tellement, dites à votre cher cow-boy de laisser agir les magiciens de chez Cartier ! Ce sera mieux pour tout le monde !

Quand il eut raccroché, Aldo eut l’impression que le ciel venait de s’éclaircir et, en attendant sa femme, il se lança dans le travail à corps perdu.

Il ignorait encore que Pauline n’était jamais rentrée au Ritz…

9

Où la terre se met à tourner à l’envers

Quand, ce matin-là, Aldo descendit rejoindre Guy pour le petit déjeuner, il le trouva debout près d’une fenêtre, en train de lire une page de journal et visiblement très soucieux. Très absorbé aussi, car il ne leva pas la tête à l’entrée de son ancien élève. Et le café refroidissait dans sa tasse.

— Elles sont si passionnantes que cela, les nouvelles de ce matin, mon cher Guy ? s’écria-t-il joyeusement car il se sentait dans une forme voisine de la perfection… et surtout heureux d’aller bientôt chercher Lisa et les enfants à la gare. Mais vous en faites une tête ! ajouta-t-il, soudain inquiet.

— Je ne pense pas que vous apprécierez. On nous a envoyé cette feuille de chou sous pli cacheté. Il s’agit de  L’Intransigeant d’hier. Il vaudrait mieux que vous vous asseyiez. Je vais redemander du café…

Toute sa belle humeur envolée, Aldo vit tout de suite le gros titre : « Une Américaine disparaît du Ritz ». Suivait un long développement soulignant le fait que l’on était sans nouvelles de Mrs Pauline Belmont. Grande artiste américaine richissime, elle avait quitté l’hôtel cinq jours plus tôt pour un court voyage dont elle n’était pas encore revenue, alors qu’elle avait annoncé son retour pour le surlendemain, mais sans indiquer sa destination. Fort inquiet, l’un de ses proches amis, le comte Ottavio Fanchetti, avait alerté la police qui n’avait pas cru devoir y attacher toute l’attention qu’il aurait fallu. Le comte s’était alors adressé à une agence de détectives privés qui n’aurait eu aucune peine à découvrir que Mrs Belmont avait pris, le 15 novembre, le Simplon-Orient-Express à destination de Venise où elle ne serait jamais arrivée. Suivait évidemment le rappel de l’affaire Helen Adler, elle-même femme de chambre de Mrs Belmont et victime à l’hôtel Ritz d’une agression qui avait mis ses jours en danger puisque, si elle n’en était pas morte, elle demeurait plongée dans un coma profond. Ensuite venait une interminable digression sur les Belmont en général et Pauline en particulier – famille, fortune, portrait physique –, et le chef-d’œuvre s’achevait en mentionnant que Mrs Belmont était apparue en public pour la dernière fois à l’Opéra, lors de la représentation de l’incomparable Torelli dans le rôle de  La Traviata et cela dans la loge d’un compatriote fort ami de la diva, Mr Cornélius B. Wishbone, de Dallas, Texas. Elle y était en compagnie de la marquise de Sommières, de Mlle du Plan-Crépin, de M. Adalbert Vidal-Pellicorne et du prince Morosini…

Aldo eut l’impression soudaine que le sang se retirait vers ses extrémités et dut, en effet, s’asseoir. Pauline disparue, Pauline enlevée sans aucun doute, mais par qui ? comment ? où ?… Une bouffée de colère lui fit froisser le journal et il remarqua alors qu’il s’agissait d’une seule feuille et non du quotidien tout entier.

— Comment ce… cette horreur est-elle arrivée ici ? Et où est le reste ?

— Il n’y en a pas. Cette double page était soigneusement pliée dans une enveloppe au format commercial… et sans un mot !

— Et pourquoi  L’Intransigeant seul ? Les autres journaux ne sont pas au courant ?

— Ils doivent l’être maintenant. En tout cas, ce canard semble sûr de lui ! Puisque, si je ne me trompe, vous avez emprunté le même train ? Mme Belmont était-elle avec vous ?

— Elle devait y être, car je l’ai aperçue.

— Seulement ? Vous ne l’avez pas rencontrée au wagon-restaurant ?

— Je ne m’y suis pas rendu. J’avais trop peur de rencontrer qui que ce soit parce que je me sentais déjà mal fichu.

— Qu’allez-vous faire maintenant ?

— Je ne sais pas. Attendre…

La sonnerie du téléphone lui coupa la parole. Agacé, il fit signe à Guy d’aller répondre. Celui-ci revint presque aussitôt.

— C’est Mme la marquise de Sommières, annonça-t-il.

— Tante Amélie ? Au téléphone ? C’est à n’y pas croire ! Elle l’exècre !

— Pas d’erreur possible !

Un instant plus tard, il lui fallait se rendre à l’évidence… Elle ne lui laissa d’ailleurs pas le loisir de s’étonner :

— Tu sais ce qui se passe ici ?

— Pas depuis longtemps. On m’a envoyé par la poste la page de titre de  L’Intransigeant d’avant-hier. Anonymement, je précise.

— Bon ! On n’a pas le temps pour ergoter. Il faut que tu viennes par le train qui quitte Venise ce soir. Ta femme est là ?

— Non. Elle ne rentre que demain. Elle est à Zurich auprès de son père qui lui a donné des inquiétudes…

— Pour une fois, ça tombe opportunément. Laisse-lui une lettre et rapplique ! Dis-lui… que je suis malade, tiens !

— Je déteste ce genre d’excuses ! Il arrive que cela devienne vrai !

— Et superstitieux avec ça ! Alors, explique que je t’ai appelé pour une urgence sans préciser laquelle…

— C’est tout juste ce que vous faites, savez-vous, ma bonne dame ?

— D’accord : pourtant je ne t’en dirai pas davantage, ce matin. Il arrive si fréquemment dans ton joyeux pays que les écoutes téléphonique se mettent à fonctionner que je préfère m’abstenir. Tu ne feras que l’aller et retour ! Je t’embrasse ! À demain !

Et elle raccrocha.

— Qu’en est-il ? demanda Guy Buteau.

— Elle veut que j’aille à Paris illico presto. À part ça, vous en savez autant que moi ! Si Pisani est arrivé, expédiez-le me retenir un sleeping pour ce soir ! Maintenant ce qu’il me faut c’est du café, des litres de café, parce qu’il faut que je réfléchisse !

— Il faut aussi que vous dormiez cette nuit ! fit Guy avec une certaine autorité. Si c’est pour tirer la sonnette d’alarme à Dijon, vous n’arrangerez rien ! Alors, du café mais modérément !

Zaccharia arrivait d’ailleurs, poussant un chariot chargé d’une cafetière ventrue, de toasts et de croissants qu’Aldo investit comme s’il n’avait rien mangé depuis trois jours ! Après ce qu’il avait lu et le coup de téléphone de Tante Amélie, il sentait qu’il allait avoir besoin de toutes ses forces. Tout cela ne présageait rien de bon ! Il essayait surtout de ne pas penser à Pauline. Du moins remettre à plus tard. En revanche, il pensa à sa femme. C’était une chance qu’elle ne soit pas là, mais c’était peut-être reculer pour mieux sauter et il se faisait une montagne de la lettre qu’il allait lui laisser… et qui ne pouvait être qu’un tissu de mensonges qu’elle aurait probablement vite fait de décrypter. Donc la vérité ? Ô combien dangereuse !… Même arrangée et amputée… Alors ?

Écartant son couvert, il alluma la première cigarette de la journée et se tourna vers Guy qui avait repris le journal et le relisait dans le vain espoir d’en extraire un supplément d’informations.

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