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— Là, vous exagérez, professeur ! protesta Adalbert. À Janson vous ne vous êtes pas limité à cette région ! Et pas davantage au XVIe siècle ! En dehors de ce dernier et de son prédécesseur, j’ai conservé le souvenir de cours… magistraux, dans toute l’acception du terme, sur la civilisation celte… mais revenons, si vous le permettez, à Van Tilden. Il lui est arrivé de vous inviter au château ?

— Naturellement et je ne vois pas en quoi c’est étrange !

— On nous a dit, assura Aldo, qu’en dehors des quelques notabilités du village il ne voyait personne ! Je le tiens de son notaire, Maître Baud !

— Il n’a aucune raison d’être au fait de notre amitié. Au village d’ailleurs, on n’en savait pas beaucoup plus. C’était le soir, le plus souvent, que je grimpais à son refuge. À mon grand regret, Van Tilden ne venait jamais chez moi parce qu’il tenait à sa légende claustrophobe. N’essayez pas de comprendre, ajouta-t-il avec une sorte d’indulgence. Van Tilden compartimentait ses amitiés. Il n’était vraiment pas comme tout le monde !

— On veut bien vous croire, concéda Morosini, mais, par exemple, le journaliste accusé de meurtre et recherché, vous l’aviez déjà vu ?

— Non. Et pas davantage le notaire, ni le maire, ni le pharmacien, ni le curé ! Notre amitié était secrète : il la voulait ainsi !

Adalbert offrit à son ancien maître un sourire épanoui.

— Loin de moi le désir de vous vexer, mais je vous admire de pouvoir conjuguer une amitié discrète avec le vacarme que génère votre voiture. Quand elle montait au château, tout le village devait être sinon aux fenêtres, du moins renseigné ?

— Je ne m’en suis jamais servi. Van Tilden avait horreur de tout autre bruit que celui de la musique. Aussi m’envoyait-il une de ses voitures, la plus silencieuse. Elle m’emmenait et me ramenait, pas plus compliqué !

Aldo aurait volontiers objecté que le professeur harnaché de ses vastes tweeds flottants était aussi facile à remarquer que le nez au milieu de la figure, mais garda ses réflexions pour lui… Adalbert, d’ailleurs, reprenait :

— À présent, si vous nous parliez de la collection. Vous l’avez vue, n’est-ce pas ?

Un sourire indulgent répondit au sien.

— Rarement mais quelques fois tout de même. Nous ergotions à perte de vue sur telle ou telle pièce possédant une véritable histoire et j’ai passé, auprès de lui, des heures captivantes. En particulier quand la Chimère était sur le tapis. Il adorait réellement ce superbe joyau qui exerçait sur lui une espèce de fascination.

— Donc elle faisait bel et bien partie de la collection ? conclut Morosini. D’où vient alors qu’au moment de la vente elle ait disparu ? Quelqu’un l’a volée entre le château et l’hôtel Drouot ? Ou l’aurait-il donnée… ? mais non ! Je dis des stupidités puisque vous assurez qu’elle le fascinait.

— Oh ! C’est élémentaire pourtant. Elle n’a jamais quitté le château !

Suffoqués, les deux autres le regardèrent comme s’il tombait du ciel.

— Comment le savez-vous ?

— Parce qu’il me l’a confié. Je vais essayer de vous faire comprendre : quand il a acheté la Croix-Haute, ce n’était pas par hasard ou pour faire plaisir à son notaire, comme celui-ci le croit, mais parce qu’il savait que César Borgia y avait résidé un temps. Je n’ai jamais compris ce qui pouvait l’attirer dans ce fils de pape qu’aucun crime ne faisait reculer… pas même l’inceste puisque ce personnage trouble que l’on connaît sous le nom d’Infant romain serait né de ses amours avec Lucrèce ! Lucrèce, à cause de qui il a tué leur propre frère, Juan de Gandia, et dont il a assassiné le second époux, Alfonso d’Aragon, presque dans ses bras. Je vous rappelle en passant que le premier époux, Jean Sforza, n’avait jamais touché son épouse, un peu jeune il est vrai, et qu’on l’avait écarté de son lit au moyen d’un procès pour impuissance !

— Charmant garçon, apprécia Adalbert qui, jusque-là, ne s’était pas intéressé aux Borgia en général. Et vous dites que Van Tilden était hypnotisé par ce monstre ?

— Positivement, mais j’insiste sur la beauté exceptionnelle de la Chimère. L’art du ciseleur y atteint au sublime et les pierres – les émeraudes surtout ! – semblent irradier la lumière… Or, mon ami Lars était conscient qu’il n’atteindrait pas un âge avancé. Il avait donc pris les dispositions que tout le monde connaît maintenant : le château légué à la mairie avec défense de le vendre, la collection mise aux enchères pour alimenter une œuvre. Quant à la Chimère, elle devait rester  ad vitam aeternam dans sa cachette… et où elle doit être toujours !

— Et dont vous n’avez pas la moindre idée ?

— Pas la moindre… et je ne chercherai pas, car ce serait aller contre sa volonté !

— On ne peut que vous approuver, soupira Aldo. Cependant, j’aimerais vous poser encore une question, si vous y consentez ?

— Mais je vous en prie !

— Vous a-t-il confié le nom de celui qui la lui a vendue… ainsi que les deux autres pièces provenant des biens de la comtesse d’Anguisola ?

— Non, rien ! Et pas davantage sur les autres pièces de sa collection. Uniquement l’Histoire, pas le côté mercantile… Mais il se fait tard, Messieurs, et il serait temps, pour moi, de rentrer à la maison. Viendrez-vous y déjeuner demain en ma compagnie ? Cela me ferait un immense plaisir et, sans être un cordon-bleu confirmé, ma vieille Sidonie ne se débrouille pas si mal avec ses casseroles !

Ils acceptèrent naturellement et raccompagnèrent le professeur jusqu’à sa vénérable « automobile » qu’il mit en marche avec le cérémonial que l’on sait. Tout en enfilant ses gants, le conducteur hurla pour dominer le vacarme généré par son engin :

— Dans le feu de la conversation, nous avons oublié de parler de ce jeune homme que vous cherchez. Vous avez une idée quelconque de ce qu’il a bien pu fabriquer ?

— Aucune, déplora Aldo. Plus exactement, rien de plus que la trouvaille dont on a parlé au commissariat : une voiture immergée dans la Loire. Et dont nous ne connaissons ni la marque ni le numéro minéralogique.

— Ça, c’est l’affaire de Desjardins. Il pourra vous renseigner… s’il est de bon poil ! S’il est avéré que c’est celle du journaliste, c’est qu’on lui aura fait un mauvais parti. Si j’étais vous…

Il prit un temps un doigt en l’air comme s’il attendait une inspiration du Ciel puis énonça :

— Vous devriez essayer d’en savoir un peu plus sur les nouveaux habitants du château !

— Ce… Catannei ? Vous pensez qu’il pourrait être… un mafioso, par exemple ?

— Pas vraiment mais il y a un détail qui me laisse à penser.

— Lequel ?

— Ce nom de Catannei. La mère de la tribu Borgia – donc de César ! – s’appelait Vanozza Catannei. Je vous souhaite une bonne nuit !

Et l’ancestrale machine démarra dans un boucan du diable…

6

Des coups d’épée dans l’eau ?

Avant d’aller se coucher, Aldo et Adalbert sacrifièrent à leur vieille habitude de faire quelques pas en fumant un cigare, surtout à l’issue d’un bon repas. D’un accord tacite, ils choisirent le chemin qui menait au château. Après l’information que le professeur venait de lâcher, il les attirait plus que jamais. Cependant, ils cheminèrent en silence jusqu’à la sortie d’un petit bois d’où ils purent le contempler dans toute sa beauté, grâce au quartier de lune accroché dans un ciel sans nuages, ce qui était plutôt rare au mois de novembre.

Aucune lumière n’y brillait, la noble demeure semblait sortie d’un conte de fées ou d’un rêve.

— Tu ne m’ôteras pas de l’idée que tout vient de là ! émit Adalbert en désignant le bâtiment du bout de son « puro ».

— J’essaierai d’autant moins que je pense comme toi, mais quel moyen d’entrer là-dedans ? Sous quel prétexte ?

— On pourrait commencer par poser quelques questions à Monsieur le maire ? C’est lui qui en a la gestion puisque Van Tilden l’a légué à la commune sous certaines conditions et je me demande si la location, meublée en outre, en faisait partie… On pourrait l’interroger ?

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