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— C’est là que tu vas pouvoir apprécier pleinement la chance que tu as de m’avoir comme associé. Je suis outillé !

Avec un large sourire, il sortit de son portefeuille deux documents qu’à leur bande tricolore Aldo reconnut aussitôt comme étant des cartes de presse.

— Voilà ! C’est d’une simplicité évangélique ! On appartient à la confrérie, nous aussi. Et on cherche notre copain… ce qui est la stricte vérité !

— Je savais que tu en avais une, fit Aldo en évitant de justesse un pochard à la recherche de son centre de gravité. Mais d’où sors-tu l’autre ?

— Mais c’est la tienne, mon vieux ! Celle que le dernier des Solmanski t’avait donnée pour aller lui livrer les émeraudes de Montezuma (10). Tu l’avais laissée à la maison et moi je suis de ces gens qui ne gaspillent pas !

En dépit de ses soucis, Aldo ne put s’empêcher de rire.

— C’est pas vrai ! Si tu n’existais pas, il faudrait t’inventer ! Ainsi je redeviens…

— Michel Morlière de  L’Excelsior et, moi, je suis Lucien Lombard de  L’Intransigeant. Nous constituons ainsi un bel exemple de solidarité professionnelle qu’on se doit d’admirer ! Et maintenant, arrête-toi !

— Pour quoi faire ?

— Tu me passes le volant !

— Ma façon de conduire ne te convient pas ?

— Normalement, si ! Mais ton élégante et princière nonchalance n’a rien de commun avec le style de la presse qui, par définition, est pressée ! Donc à moi de jouer ! Je vais te montrer !

Et la Talbot redémarra sur les chapeaux de roue… en émettant un grondement de protestation.

Deuxième partie

LES FANTÔMES DE CHINON

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Un curieux personnage et une leçon d’histoire !

Construit à l’écart de Chinon sur le coteau dominant la Vienne, le château de la Croix-Haute semblait sorti des  Très Riches Heures du duc de Berry avec ses girouettes dorées, ses poivrières bleutées, ses fenêtres aux meneaux affinés et ciselés comme des coffrets, ses blanches murailles où s’accrochait une vigne vierge rougie par l’automne. Des vergers qui ressemblaient à des jardins où s’attardaient quelques fleurs en découlaient, jetés là comme par inadvertance, et coupés par le chemin bordé d’ifs aux cimes bien rondes toutes égales, comme si un peintre soigneux les y avait déposés. Sur les arrières on apercevait l’avant-garde de la grande forêt et à l’autre extrémité du chemin c’était le village, joli lui aussi avec son église coiffée d’un petit clocher et construite comme les maisons de ce beau tuffeau de Touraine aux pierres couleur de crème. Proche de ladite église, l’auberge de « Maître François » tenait le milieu du village dont elle était aussi le centre nerveux. Dotée d’une réputation assise depuis près de deux siècles, la maison n’avait jamais manqué de chalands désireux de vérifier, de génération en génération, si le produit de ses casseroles et le contenu de sa cave étaient toujours égaux à eux-mêmes… Le miracle étant que personne, jamais, n’était reparti déçu ! Et cela par la vertu d’une circonstance rarissime : depuis tout ce temps, il y avait toujours un François Maréchal derrière fourneaux et tonneaux – seul variait le prénom de la patronne – si bien que la vieille enseigne, vouée au départ au curé de Meudon François Rabelais, annonçait aussi tous ces François qui s’y étaient succédé.

Un détail qui n’avait pas échappé à Adalbert, fervent lecteur du  Guide Michelin et attentif aux petites étoiles que celui-ci dispensait parcimonieusement. Et l’auberge en avait décroché une. Comme, en outre, la maison disposait de quelques chambres, rustiques mais confortables, ce fut non sans un plaisir secret qu’après une manière de course à l’abîme dans laquelle son passager avait pensé périr cent fois, il stoppa la voiture devant « l’hostellerie » aux environs de midi et demi.

— Voilà ! soupira-t-il avec satisfaction. Nous sommes sur place. Alors d’abord s’enquérir si l’on peut nous loger, puis nous sustenter et enfin tâcher de se faire bien voir du patron… Toi, je ne sais pas, mais moi je me sens une faim de loup, ajouta-t-il en ôtant ses gants sous l’œil tout de même un peu surpris d’Aldo.

— Dis-moi, demanda le rescapé, tu n’aurais pas un peu perdu de vue ce qui nous amène dans cet endroit ? Charmant au demeurant, mais nous allons peut-être découvrir un véritable drame.

— Raison de plus pour l’aborder en pleine forme !

Un quart d’heure plus tard, nantis chacun d’une chambre claire et fleurant bon le linge frais où ils ne s’attardèrent que le temps de se laver les mains et de se donner un coup de peigne, ils prenaient place à une table proche de la vaste cheminée à l’ancienne où brûlaient trois grosses bûches pour « dégourdir l’atmosphère », comme le précisa Joséphine Maréchal, la patronne, en venant prendre leur commande. D’un commun accord, ils optèrent pour les rillettes locales, une alose de Loire au beurre blanc et un poulet aux champignons : ce sympathique programme arrosé, bien entendu, d’un vin de Chinon d’une année particulièrement réussie et, pendant un moment appréciable, on n’entendit dans la salle que le cliquetis des couverts, quelques appréciations laudatives et le bruit de papier froissé généré par le seul client qui, près des fenêtres, lisait un journal derrière lequel il disparaissait la plupart du temps.

Le patron arriva avec le café. Sous la toque blanche qui lui mettait la tête à mi-chemin des pieds, c’était un petit homme rond de partout : le visage, le nez, les yeux, la bedaine tendant sans un faux pli le tablier blanc immaculé. S’il n’avait arboré une imposante moustache grisonnante, on aurait pu le prendre pour le jumeau de sa moitié tant ils se ressemblaient. Son sourire dévoilait un assortiment judicieux de dents blanches et de dents en or.

— Ces messieurs sont-ils satisfaits ? demanda-t-il en disposant sur la table trois verres ballon qu’il emplit aussitôt avec le contenu à peine doré de la bouteille qu’il serrait sous son bras.

— Tout à fait ! fit Aldo. C’était remarquable ! Je n’avais pas vraiment faim mais je me suis régalé… au point d’avoir un brin sommeil !

— Goûtez mon eau-de-vie de poire ! Elle vous réveillera… à moins que vous ne préfériez une petite sieste ?

— Je ne dirais pas non, répondit Adalbert après avoir « tasté », mais on n’est pas ici pour dormir, hélas ! On verra ce soir !… Votre poire est géniale ! J’en reprendrais volontiers une lichette. C’est vous qui la faites ?

— Non. C’est le frère de Mme Maréchal. Il met toutes sortes de fruits en tonneaux !

— On en avait déjà entendu parler par un ami, reprit Aldo. Un ami qui d’ailleurs devrait être ici…

— Ah bon ? C’est un client habituel ?

— Habituel, non… Il est venu deux ou trois fois au château au temps de ce pauvre Van Tilden qui, chose rare, lui accordait de bonne grâce un moment d’entretien. On sait qu’il descendait chez vous et, pour ne rien vous cacher, c’est lui que nous venons rejoindre.

— Il s’appelle comment ?

— Berthier, Michel Berthier… du  Figaro. Vous avez dû le voir ces jours-ci ?

La bonne figure épanouie de l’hôtelier eut tout à coup l’air de rétrécir. On put même craindre, un instant, qu’il ne se mette à pleurer.

— Le journaliste ? émit-il à voix presque basse. C’est l’un de vos amis ?

— Oui, répondit Adalbert. C’est un confrère… et même assez souvent un concurrent !

— Vous êtes de la presse, vous aussi ?

— Exact ! Moi, je suis Lucien Lombard de  L’Intran et mon copain c’est Morlière de  L’Excelsior… On ne serait pas venus si la femme de Berthier ne nous avait appelés parce qu’elle est inquiète. Il paraît que son mari avait déniché un scoop dans le coin. Évidemment, il ne lui a pas expliqué de quoi il retournait, mais il devait partir pour deux jours. Or ça en fait quatre et il ne lui a plus donné signe de vie, contrairement à son habitude !

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