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Les lignes étant encombrées il y en avait une de trois heures et Aldo examinait l’idée d’une nouvelle douche pour se débarrasser des escarbilles du train, quand le téléphone sonna. Guy décrocha, dit quelques mots et rappela Aldo.

— Lisa ! fit-il en tendant l’écouteur.

— Quel est le ton de sa voix ? chuchota Aldo, redoutant d’entendre des sanglots.

— Normal, souffla Guy avec un sourire encourageant.

— Lisa ! appela Aldo. Comment va-t-il… et surtout comment vas-tu ?

— Moi, ça va très bien… d’autant mieux que Papa est tiré d’affaire…

— Tu es sûre ? Qu’est-ce qui s’est donc passé ?

— Rien de vraiment grave, grâce à Dieu ! On a cru à une crise cardiaque mais apparemment ce n’en était pas une ! J’en suis quitte pour la peur !…

— Et je n’étais pas là pour t’aider ! Je m’en veux, tu sais ?

— Faut pas ! À propos : où avais-tu disparu ? Tu as raté ton train ou quoi ?

— Du tout ! J’étais bel et bien dedans mais j’ai eu une mauvaise nuit consécutive à une autre où je me suis brouillé avec Adalbert !

— Encore ? Cela devient une habitude ! La raison, cette fois ?

— Une raison qui ne mérite pas ce nom : la Torelli ! Il est tombé amoureux fou et comme, moi, j’ai eu des mots avec la dame, il m’a autant dire fichu à la porte quand j’ai voulu arranger les choses avant de partir. Mais je te raconterai. Demain matin, je te rejoins !

— Non, ne fais pas ça ! C’est inutile, surtout si tu es encore mal fichu. Tu n’as pas besoin d’une nouvelle nuit blanche…

— La dernière ne l’a pas été et je te finis mon histoire. Après le passage des montagnes, je me suis senti devenir vraiment patraque : maux de tête, vagues nausées… je ne voulais pas débarquer chez nous vert comme une laitue. Et comme vous ne m’attendiez pas, j’ai quitté le train à Milan ou, après un tour chez le pharmacien, j’ai échoué au Continental. Voilà !

Il eut l’impression qu’au bout du fil Lisa avait émis un léger soupir de soulagement aussitôt suivi de son rire, aussi cristallin que d’habitude.

— Il faudrait peut-être songer à te ménager un peu, mon chéri ?

— Traite-moi de vieux croûton tant que tu y es !

— Toujours les grands mots ! Plus sérieusement, il faudrait que tu cesses de prendre feu pour le premier joyau plus ou moins sanglant que l’on vient t’agiter sous le nez ! Et à ce propos, qu’as-tu fait de ton Texan ?

— Wishbone ? Il a entamé un duo avec Adalbert aux pieds de la madone du bel canto. J’espère que ça ne finira pas en duel !…

Une friture vint grésiller sur la ligne annonçant une prochaine interruption. Aldo accéléra :

— On va nous couper. Si tu ne veux pas que je vienne, quand rentres-tu au bercail ?

— Dans quelques jours. Je veux être sûre, pour Papa, qu’il ne s’agissait que d’une fausse alerte. De toute façon, on se rappelle ! Dors bien, mon cœur !

Et Lisa raccrocha.

— On dirait que ça va mieux ? demanda Guy en refermant l’horaire des trains qu’il était allé chercher.

— On en est quitte pour la peur, mon cher ami ! Et puisqu’une fois de plus je me retrouve célibataire, nous allons aller déguster une ou deux langoustes chez Montin !

— Est-ce bien raisonnable ? Vous venez d’avoir des ennuis de digestion, si mon diagnostic est exact ?

— Foutaise, mon ami ! Notre ciel est redevenu bleu et nous allons trinquer à la santé de Moritz Kledermann, mon merveilleux beau-papa !

Aldo se sentait incroyablement joyeux tout à coup ! Sans doute pour avoir senti d’un peu près le vent du boulet. Et, en regagnant ce soir-là son lit solitaire, il se jura que plus aucune sirène – fût-elle aussi adorable que Pauline – n’y viendrait occuper la place de Lisa.

Il fut tenté cependant d’appeler, anonymement, le Ritz pour savoir si elle était bien rentrée, mais à la réflexion s’en abstint. Sa voix pouvait être reconnue et il n’était pas censé être au courant des faits et gestes de la belle Américaine. Et comme il n’y avait aucune raison pour qu’il lui soit arrivé quoi que ce soit, le mieux était de se remettre au travail sans plus tarder, en montrant à son ancien précepteur les achats effectués en salle des ventes à Paris. C’était toujours pour lui une joie sans mélange que manier des pierres chargées d’histoire. Il admira en particulier le collier composé d’un gros rubis, de deux émeraudes et d’une très belle perle en poire réunis par des entrelacs d’or semés de perles plus petites.

— Vous pensez réellement que c’est celui que François Ier a fait exécuter pour Éléonore d’Autriche au moment de leur mariage ?

— Où voyez-vous un doute ? C’est un travail français et les pierres étaient encore dans les joyaux de la Couronne lors du vol du Garde-Meuble…

— J’ai pourtant l’impression qu’elles ont été desserties et remontées !

— C’est possible, après tout. Il va falloir s’en assurer avant de prévenir le baron Ellenstein. Mais comme ce sont principalement les pierres qui l’intéressent, cela ne devrait poser aucun problème. Quant à l’enseigne aux chevaux du soleil, on a la certitude du nom de l’artiste qui l’a ciselée…

— Benvenuto Cellini, bien sûr…

— Une pure merveille ! J’ai eu d’ailleurs quelque peine à l’emporter ! Gulbenkian la voulait à tout prix !

— Autrement dit, elle vous a coûté la peau du dos ?

— Oui, mais je ne regrette rien. Elle en vaut la peine !

— Cela signifie que vous la gardez ?

— J’hésite ! À moins que je n’en tire un joli bénéfice. Gulbenkian était fou de rage !

— Pourquoi a-t-il cessé d’enchérir alors ?

— Allez savoir ? Pour l’instant, elle reste ici !

Repris par sa passion pour son métier et les pierres, Aldo se retrouvait lui-même, ressentant moins douloureusement sa rupture avec Adalbert. Il évitait d’y penser le plus possible. Tout comme il s’efforçait d’effacer de son esprit sa nuit avec Pauline. Peut-être rentrerait-elle bientôt à New York et lui n’avait plus aucune raison de se rendre à Paris ! Tant qu’elle y serait, tout au moins ! Et puis Lisa allait revenir. Avec elle tout serait plus facile ! Quant à Wishbone, s’il revenait le voir, il le recevrait avec toute l’amitié que sa gentillesse, sa candeur même lui inspiraient, mais il dépenserait toute son énergie à le dissuader d’acquérir la Chimère. Qu’il en fasse effectuer une copie ? Soit, puisque c’était réalisable, mais qu’il n’essaie surtout plus de mettre la main sur l’originale !

Quelques jours après l’accident vasculaire qui l’avait mené si près de la mort, Moritz Kledermann l’appela au téléphone. Après lui avoir assuré qu’il était revenu à une vie normale et qu’il allait sous peu lui restituer son épouse et ses bruyants petits corollaires, le banquier ajouta :

— Lisa m’a dit que vous cherchiez la fameuse Chimère des Borgia ?

— Oh, j’ai renoncé ! D’abord elle ne m’a jamais vraiment attiré…

— À cause de sa provenance ? Vous n’aimez pas le sulfureux César ?

— Qui l’aimerait ?

— Pas moi, en tout cas, et si j’ai un conseil à vous donner, c’est de la fuir comme la peste !

— Pourquoi ?

— C’est un bijou malfaisant ! Cela vous étonne de m’entendre prononcer ce mot, moi qui étais agnostique et hermétique à l’occultisme et à l’ésotérisme quand vous me mettiez vous-même en garde ?

— Pas vraiment, Moritz, fit Aldo avec une soudaine douceur. Après…

— … le drame affreux que nous avons vécu et que je ne cesse de me reprocher ! Si je vous avais écouté, j’aurais renvoyé loin de nous le rubis de la Folle et le chagrin ne me consumerait pas ! C’est pourquoi j’espère être écouté, moi l’incrédule, l’esprit supérieur, quand je vous supplie de ne pas chercher – même à approcher ! – la Chimère. Elle est redoutable.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— J’ai bien connu, jadis, le marquis d’Anguisola. Il tenait la Chimère de famille et, bien qu’il refusât de faire le rapprochement – je crois même qu’il en était fier ! –, il m’a raconté la vie de certains de ses aïeux et surtout des morts… des « accidents » pour la plupart mais qui pouvaient fort avoir été des meurtres déguisés. Il avait épousé une Américaine passionnée comme lui de bijoux.

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