— Cette clairière est-elle en un lieu élevé ?
— Oui, le chemin monte pour y accéder, la forêt couvrant le sommet d’un coteau et même davantage.
— Vous rappelez-vous quel jour, ou plutôt quelle nuit Michel Berthier a disparu ?
Aldo se livra à un rapide calcul.
— Si je ne me trompe, ce devait être la nuit du 31 octobre, veille de la Toussaint…
— Pour nous sans doute, mais pour les Celtes et ceux qui se veulent leurs descendants, cette date s’appelle Samain qui est le passage de la saison claire à la saison sombre. Les fidèles de la religion se mettent en route aux premières heures du matin afin de se trouver réunis à leur lieu de culte au lever du soleil pour honorer leurs dieux qui symbolisent les éléments : le ciel, le soleil, la lune, le tonnerre, etc., sans oublier la terre nourricière qu’ils vénèrent particulièrement. En fait ils se rassemblent aux dates des deux équinoxes, des deux solstices et les 1er février, 1er août et 1er novembre. Ces quatre dates sont appelées Imbold, Beltaïne, Lugnasad et Samain. Il est probable que vos assassins ont vu rappliquer une troupe peut-être nombreuse et ont abandonné leur victime sur place avant de déguerpir…
— Ma parole, vous y étiez ? exhala Adalbert, sidéré. Où allez-vous chercher tout ça ?
Elle lui jeta un regard lourd de reproches.
— Vous êtes mieux placé que quiconque pour savoir que, sans renier le catholicisme, on peut avoir envie d’en apprendre un peu plus sur ces sectes les trois quarts du temps délirantes mais qui n’en sont pas moins instructives. Les druides, à mon sens, ont un côté poétique dont sont totalement dépourvus les séides de l’Ange Cyclamen, les fétichistes du Nombril ou les adorateurs de l’Oignon. Il n’empêche que tous ces hallucinés ne sont rien d’autre que des hérétiques, des ennemis de Dieu qu’au temps jadis on eût expédiés rôtir sur les fagots du bûcher sans prendre le temps de respirer !
— Tonnerre de Brest ! s’écria Mme de Sommières. Je rêve ou je deviens folle ! Ne me dites pas que c’est à Saint-Augustin et à la messe de 6 heures que l’on s’instruit de la sorte ?
— Non ! Rassurons-nous !… Sauf, il faut l’admettre, en ce qui concerne l’Ange Cyclamen ! Il a beaucoup séduit la femme de chambre de Mme de Saint-Paterne !
— S’il vous plaît ! pria Aldo. Si on en revenait à l’affaire qui nous occupe ? D’après vous, ce sont les druides qui ont ramassé Berthier et l’ont emporté pour essayer de le soigner ? Ils possèdent des connaissances pour cela ?
— Ils possèdent ! Toutes basées sur la nature évidemment : les plantes, les sucs, les herbes et même les arbres. Ça, c’est le rôle de l’ovate, guérisseur et devin. Il y a aussi l’obod qui enseigne et assure les liaisons entre les autres groupes, enfin le barde gardien des traditions musicales et poète. En fait, on aurait volontiers tendance à les trouver sympathiques parce qu’ils sont inoffensifs – je n’accorde guère crédit à ces histoires de sacrifices humains que l’on a colportées –, et plutôt bienfaisants puisqu’ils respectent et s’efforcent de protéger la Création ! Le malheur est qu’ils refusent le Créateur, l’Église et tout le reste. En ce qui concerne Michel Berthier, ils ont dû s’apercevoir que ses blessures dépassaient leurs compétences et l’une des femmes a averti le druide de leur groupe : autrement dit, ce vieux fou d’Hubert ! Et vous pouvez être sûr qu’il connaît parfaitement la femme qui lui a téléphoné.
— Je vois, dit Adalbert. Encore une question, s’il vous plaît, Marie-Angéline…
— Dix, si vous voulez !
— Ce serait superflu : si j’ai vous ai comprise, ces gens ne vivent pas en communauté ?
— Non. Ils peuvent êtres notaire, femme de ménage, commerçant, rentier. Comme vous devez l’imaginer, il y a aussi de tout là-dedans, des bons et des moins bons ! Le cousin appartiendrait davantage à la seconde catégorie. Alors méfiance !
— Pour l’instant on n’a rien à lui reprocher ! bougonna Adalbert. Et étant donné qu’il a l’intention de nous aider, ayez la bonté, Marie-Angéline, de ne pas l’envoyer promener s’il nous donne des nouvelles. Il nous en a promis.
— Vous n’aviez qu’à lui donner vos coordonnées puisque vous êtes devenus si intimes !
— Intimes ? Modérez vos expressions, je vous prie ! Je les lui ai données, soyez-en persuadée, et il eût été discourtois qu’Aldo ne fasse pas la même chose !
— Plan-Crépin, ça suffit ! coupa la marquise. C’est moi qu’il traite de vieux chameau, alors ne soyez pas plus royaliste que le roi !
— D’autant, reprit Aldo, que je ne songe qu’à rentrer chez moi ! Au fond, maintenant que Berthier est tiré d’affaire, je n’ai aucune raison de m’attarder plus longtemps. Le professeur pense que la Chimère des Borgia est quelque part dans le château de la Croix-Haute mais il faudra peut-être des années pour la récupérer et, au fond, elle ne me passionne pas vraiment. Trop de sang a coulé dessus !
— Tu oublies l’ami Wishbone ? Il compte sur toi et je dirais même qu’il a placé tous ses espoirs en toi. Comment vas-tu t’en sortir ? rappela Tante Amélie.
— Lui dire la vérité, tout bêtement. Rien n’est perdu puisque le cousin Hubert reste sur place et qu’Adalbert n’est pas loin. Cela me permet de regagner Venise sans états d’âme. Au fait, vous n’avez pas de courrier pour moi ?
— Si, dit Marie-Angéline en allant prendre une lettre dans un petit secrétaire en bois exotique. Ceci est arrivé hier. Vous avez écrit à Lisa ?
— Quelques mots avant de partir pour Chinon. Que ce soit Guy qui m’écrive m’inquiète un peu. Elle doit s’imaginer que Chinon n’est qu’un départ pour un long voyage… et c’est tout juste ce que m’écrit Guy, fit Aldo après avoir lu la courte lettre. Je répondrai en personne. Nous sommes mardi et le prochain Simplon-Orient-Express part après-demain. Je vais retenir ma place…
— Je trouve Lisa bien nerveuse, ces temps-ci. Elle n’attendrait pas un nouvel enfant… ou deux ? s’enquit Mme de Sommières.
— Dieu du Ciel, non ! Pas à ma connaissance tout au moins ! Qu’est-ce qui vous fait supposer ça ?
L’idée de voir s’augmenter la nursery ne causait aucun plaisir à l’auteur de la nichée Morosini, trois lui paraissait un chiffre tout à fait satisfaisant.
— Oh, rien de particulier. C’est Plan-Crépin qui a eu cette idée-là, puisque c’est elle qui se charge du téléphone : quand elle a appris à ta femme que tu partais pour Chinon, Lisa lui a répondu : « J’aurais juré qu’il ne resterait pas à Paris. Ça commence toujours de la même façon : une destination pas trop éloignée et il se retrouve ensuite au fin fond du Kamtchatka sans même s’en apercevoir ! »
— Mais enfin, qui diable a pu lui mettre des idées pareilles dans la tête ! explosa Aldo. Mieux que personne elle connaît mon métier puisqu’elle en a pris sa large part quand elle était ma secrétaire ! En outre, cette fois, je lui avais proposé de venir me rejoindre pour vous voir et faire le tour des couturiers.
— C’est pourquoi je te demande si elle n’aurait pas des « espérances », comme on disait autrefois. C’est fou ce que cet état peut rendre les femmes nerveuses, voire irritables !
— On verra ! En attendant, je vais aller envoyer un télégramme. Cela m’évitera l’attente de l’Inter au téléphone, peut-être une discussion, et je pourrai avoir droit à un retour à la maison en toute quiétude.
— Tu veux que je t’accompagne ? proposa Adalbert, moqueur.
— Pas à tous les coups tout de même ! Elle finirait par te prendre en grippe et j’en serais sincèrement désolé. Je vais rédiger mon télégramme que Lucien ira me poster si vous me permettez, Tante Amélie ?
— Cette question ! Pour changer de sujet de conversation, tu nous escortes demain soir à l’Opéra ?
— Étant donné que je le laisse pratiquement tomber, je peux difficilement refuser ma présence à Wishbone.
— Vous allez vraiment abandonner ? demanda Plan-Crépin, visiblement déçue. Cela ne vous ressemble pas !
— Peut-être, mais si cela doit me coûter mon ménage et ma famille, avouez que ce serait cher payé. En outre, je n’aime pas les Borgia et en particulier César que je considère comme un monstre. Sa Chimère ne m’intéresse pas davantage et, si elle était restée dans la vente Van Tilden, je n’aurais pas dépensé un fifrelin pour l’acquérir.