— Ben vrai! Ah! Ben vrai, tu m’en as amoché trois, petit! Hé, vous autres, ah, ah, le petit vous a donné du mal, pas vrai? C’est encore jeune, bien sûr, mais dans quelques jours, quand il aura grandi, ça fera un fameux gaillard!
Elle s’enroua dans une toux pénible, sa gorge siffla. Elle parut perdre la respiration et reprit enfin le contrôle d’elle-même, haletant et s’essuyant les yeux.
— Ouais, dit-elle plusieurs fois, ouais, ouais.
Puis se tournant vers son fils:
— Donne ça, toi.
L’om noir lui tendit un grand carré de papier bariolé. Elle le déplia devant Terr et cligna un œil.
— Voilà une étiquette, dit-elle. Si tu sais lire, dis-moi donc si ce qu’il y avait dans la boîte est bon à manger.
Terr se tut, il n’avait pas digéré sa correction. La vieille rit encore.
— Regardez-le, dit-elle, non, mais regardez-le! Ça boude, ça a mauvais caractère!
Puis soudain plus sérieuse:
— Écoute, petit. Tu me plais. J’aime bien les gars comme toi, durs et tout. T’es jeune, mais tu promets, pour sûr! Alors voilà. J’aurais plutôt envie de te croire, pour la… désomation. Mais je veux être sûre, tu comprends, sûre que tu m’as pas raconté des blagues. Si tu me réponds juste pour cette étiquette, je te laisse filer… Compris? Alors, dis-moi si c’est bon à manger, ce que dit l’étiquette. Prouve un peu que tu sais lire.
— Ça ne se mange pas, jeta brusquement Terr, c’est de la pâte Irsaan, pour colorer les vêtements des draags! De la pâte verte!
La vieille jeta autour d’elle des regards ravis.
— Bravo, dit-elle. Déliez-le, vous autres.
De mauvaise grâce, les oms obéirent et Terr se trouva libre en un clin d’œil.
— T’en vas pas tout de suite, dit la vieille tandis que l’adolescent se massait les poignets.
Elle s’approcha et lui parla sous le nez:
— Je te laisse filer, petit gars, mais si je m’aperçois que j’ai eu tort, prends garde. Je te retrouverai toujours! Au contraire, si tu nous as pas raconté des blagues, tu pourras toujours me demander quelque chose si tu en as besoin.
— J’ai dit la vérité, déclara Terr.
— Tant mieux, petit, tant mieux. Maintenant, file… Pas par là, idiot! Guide-le, Rouquin.
Terr suivit l’om aux cheveux rouges dans un dédale d’allées couvertes où filtrait un jour d’église, et déboucha brusquement dans la prairie. Ils se quittèrent sans un mot.
Terr fit une centaine de pas vers la rocaille, puis il détala à toutes jambes, atteignit la butte et l’escalada en quelques minutes.
Arrivé à la fourche, il reprit sa faction et se demanda si sa bande avait entendu le bruit provoqué par son équipée.
Il sut bientôt qu’il n’en était rien. Deux silhouettes qu’il reconnut pour celles de Charbon et de Vaillant apparurent au détour de la piste. Pour les guider vers lui, Terr lança un faible coup de sifflet.
— Qu’est-ce que tu fais? demanda Vaillant. T’as pas entendu le signal de Brave? Tout l’monde t’attend au pied de l’arbre.
— Mais tu saignes du nez? s’inquiéta Charbon. Qu’est-ce qui se passe?
Terr mentit.
— Je me suis assommé en tombant dans la rocaille, dit-il. Je viens juste de me réveiller.
8
— Te voilà, toi! dit Brave quand il les vit arriver.
— Il s’est assommé en tombant! annonça Vaillant.
— Je commençais à m’inquiéter. T’as rien de cassé?
Terr le rassura. Brave inspecta rapidement sa petite bande, une trentaine d’individus. La plupart des omes portaient des bébés. Les mâles étaient chargés de paquets hétéroclites. Le vieux Fidèle s’appuyait sur un bâton, il soufflait encore des fatigues de la descente.
Brave réfléchit. Sa raison rudimentaire lui dictait de fractionner sa bande en plusieurs groupes, plus mobiles et moins bruyants. Mais, craignant de perdre du monde en route, il écouta ses sentiments. Une fausse sécurité, une impression de force et de chaleur l’envahit, à considérer la tribu au complet. Il donna le signal du départ.
En file indienne, les oms suivirent la piste habituelle à leurs raids de pillards. Ils serpentèrent entre les palmes, franchirent à gué le ruisseau et sortirent du parc sans difficulté.
Ils piétinèrent ensuite à la queue leu leu dans la boue d’un fossé suivant la route. Des bruits de chute et des jurons éclatèrent çà et là, tandis que Brave criait «Silence» le plus discrètement possible.
Terr et Vaillant soutenaient le vieux Fidèle.
— Où allons-nous? souffla Vaillant.
— J’ai l’impression que Brave veut nous installer dans le terrain vague, en attendant mieux. Il n’a rien dit?
— Non. Mais je crois que tu as raison.
Le vieillard soufflait trop pour donner son avis. Il trébuchait lamentablement sur les moindres bosses de terrain et sa respiration ressemblait à une plainte.
Soudain, Brave ordonna de stopper. Des «chut» coururent dans la colonne. Chacun s’immobilisa. Terr et Vaillant aidèrent Fidèle à s’asseoir dans la boue.
— Silence! souffla encore la voix impérative de Brave.
Sur la route, un pas approchait. Un pas lent et lourd de draag. Un draag circulant à pied était chose rare, mais cela se voyait quelquefois, sinon pourquoi les routes auraient-elles existé! Les battements flasques fouettaient la chaussée en cadence, comme des coups de torchon mouillé. À mesure que le bruit s’amplifiait, on distinguait un certain décalage dans le rythme des pas.
— Deux draags! murmura Terr.
— Quoi? dit Vaillant.
Terr lui montra deux doigts… Déjà, on entendait le bourdonnement grave d’une conversation. Les bouches draags hachaient les mots, à leur façon saccadée, si difficile à reproduire par une gorge d’om. On distingua les deux silhouettes géantes arpentant pesamment la route. On vit la luminescence des yeux rouges dans la nuit. Des phrases prirent forme:
— … un peu fatigant, mais cet exercice nous rapproche de la nature.
— Oh! tu sais, notre nature serait plutôt de nager. Je me suis toujours demandé si le vieux Zarek avait eu raison de nous faire muter.
— Ne dis pas de sottises, nous avions atteint dans l’eau un degré d’évol…
— Bigre!
— Quoi?
— Ça sent l’om sale à pleine fente!
Les pas s’arrêtèrent tout près. Une trentaine de cœurs rythmèrent des musiques de peur dans la poitrine des oms.
— Ça doit en être pourri par ici.
— De la vermine! Les édiles devraient faire nettoyer tout ça. Avoir un om chez soi n’est pas une mauvaise chose: ça distrait. Mais tous ces oms sauvages, ça pille, c’est sale et ça se reproduit à une vitesse folle. Sans compter que ces bêtes sont malheureuses en liberté, pleines de poux et de maladies de peau!
— On s’en occupe.
— Pas assez. Il faudrait une désomisation générale.
Les deux draags se remirent en marche. Un bébé om choisit cet instant pour pleurer. Les pas s’arrêtèrent.
— Il y a un nid dans le fossé, dit un draag. Le bruit venait de par là.
— Voyons un peu.
Une lampe s’alluma, inonda le fossé, éblouissant les oms.
— Ça! dit un draag. Viens voir un peu. Une vraie colonie!
— Liquidons-en quelques-uns avant que les autres ne s’enfuient. Saute à pieds joints dans le fossé.
Deux masses obscurcirent les étoiles et basculèrent vers les oms, tandis que la voix de Brave criait:
— Bataille! Mordez-les aux jambes, mordez-les partout! Bataille!
Deux chocs sourds ébranlèrent le sol, au milieu de hurlements de terreur.
— Piétine-moi tout ça, dit la voix d’un draag.
— Bataille!
Le phare rapide de la lampe balaya le visage gris du vieux Fidèle effondré aux côtés de Terr. L’adolescent eut le temps de voir le corps du vieux: une bouillie sanglante. La voix lourde des draags tomba des hauteurs:
— Ça mord! Mais… canailles!
— Piétine, piétine!
Un pilonnement flasque nivelait le fond du fossé. Dans un rêve de frayeur et d’action, Terr bondit hors du trou, rencontra la main d’un draag s’appuyant au bord de la route. Il y mordit de toutes ses forces, se sentit emporté vers les étoiles. Une dure secousse ébranla ses mâchoires, tandis qu’il volait au loin, un lambeau de chair aux dents.