Il ne fut pas long à comprendre. L’écriteau disait:
«Parc fermé demain — Désomisation».
Terr courut à perdre haleine parmi les ombres du parc. Quand il arriva au bas de l’arbre, il dut rester un moment à reprendre haleine avant de grimper.
Enfin, il crispa ses ongles dans les rides de l’écorce et s’éleva parmi les branches.
Quand il déboucha à hauteur du camp, il trouva ses compagnons hilares en train de festoyer au clair des étoiles.
— Eh bien, Terr, demanda Brave, le prix du ticket d’entrée a augmenté?
Tous éclatèrent de rire. Mais Terr resta immobile, les bras ballants.
— Le parc sera fermé demain, dit-il simplement.
— Quelle horrible nouvelle! glapit Vaillant parmi de nouveaux rires.
Mais Terr ne bougea pas. Il ajouta:
— Fermé pour désomisation.
Les rires s’éteignirent. On fit taire trois bambins qui gazouillaient dans leurs nids.
— Qu’est-ce que tu dis? s’informa Brave, désimon…
— Désomisation, répéta Terr. Ça veut dire qu’ils vont essayer de supprimer tous les oms du parc.
Il posa la main sur le bras velu du chef.
— Brave, tu m’as dit un jour que deux autres tribus d’oms libres vivaient dans le parc. Il faut absolument les avertir.
Brave se mit debout sur sa branche et cracha dans le vide.
— T’es fou! Belle occasion d’en être débarrassés! La bande du Buisson Rouge a le meilleur coin du parc. Nous prendrons sa place une fois l’alerte passée. Quant aux autres, c’est que des vagabonds même pas organisés, des idiots. C’est à cause d’eux que les draags vont dis… disomer.
— Comment font-ils? demanda Charbon l’air inquiet, ils posent des pièges ou quoi?
— Je ne sais pas.
— Moi non plus, je n’ai jamais vu ça. Je n’ai même jamais entendu ça: désomition. Tu es sûr que ça veut dire… ce que t’as dit?
— Absolument sûr, dit Terr. Le mieux est de s’en aller pour…
Brave lui donna une tape sur la tête:
— Tais-toi! C’est moi qui commande ici.
Il regarda sa bande avec un certain air de majesté et dit:
— Voilà! Nous allons d’abord dormir un peu pour prendre des forces. La nuit commence à peine et nous avons beaucoup de temps devant nous. Mais pour qu’on nous surprenne pas, nous allons poster des veilleurs. Y m’en faut une main.
Il leva sa main en l’air, les doigts écartés.
— Qui se sent assez reposé pour veiller?
Plusieurs oms s’offrirent, dont Terr. Brave les compta en repliant un par un ses cinq doigts, et Terr fut compris dans son choix.
Brave fit rasseoir les autres et dit:
— Charbon veillera dans la sente du lac, à une main de double main de pas de l’arbre. Vaillant s’installera aux graviers, près du ruisseau. Terr, tu resteras à la fourche du Buisson Rouge. Vous deux, aux deux bouts de la grande allée. Quant à moi, je reste dans l’arbre sans fermer l’œil. Allez! Vous sifflerez si quelque chose ne va pas. Au moment du départ, je sifflerai pour vous rappeler au pied de l’arbre. Que les autres dorment!
Les veilleurs descendirent le long du tronc. Arrivé sur le sol, Terr quitta les autres et se dirigea vers la fourche du Buisson Rouge, là où la piste se divisait en deux pour mener d’une part à la grande entrée des draags, d’autre part au Buisson en escaladant des rocailles moussues.
Il grimpa sur une pile de deux ou trois pierres dominant la fourche et se tapit dans une faille du roc.
Prêtant l’oreille aux moindres soupirs de la brise dans les feuilles, les yeux dilatés dans le clair-obscur de la nuit, il resta longtemps immobile. Mais il était jeune, et bientôt, sa faction l’énerva.
Il sortit de sa cachette et gravit la piste du Buisson Rouge afin d’étendre son champ visuel. Il atteignit une petite terrasse herbeuse constituant un observatoire idéal. De là, son regard portait à plus de cent cinquante pas (Brave aurait dit à trois mains de double main, s’il avait été capable de compter jusque-là sans s’embrouiller).
Au bout d’un temps qui lui parut très long, il s’impatienta encore et tourna les yeux vers le sommet de la rocaille. Sa curiosité lui souffla de monter plus haut sous prétexte de voir plus loin.
Il obéit à son envie et se haussa parmi les plantes grimpantes.
Après quelques efforts, il prit pied sur le dos du tertre. Et là, mi-effrayé, mi-content, il put balayer du regard une partie du parc interdite à sa bande: le territoire du Buisson Rouge.
Aiguisant sa vue, il devina celui-ci, violet sous la lumière des étoiles, et tout hérissé de feuilles-dards. Alors, oubliant son appréhension et poussé par un sentiment vague et puissant à la fois, il dévala l’autre versant, courut quelques pas dans la prairie et hurla:
— Oh! bande du Buisson Rouge! Gare à vous, oms! Demain, les draags vont désomiser le parc.
Il répéta son appel, se retourna pour fuir, et s’étala de tout son long, la tête pleine des échos douloureux d’un coup de gourdin.
Un grand om noir se pencha sur lui en ricanant, le jeta comme une plume sur son épaule et courut vers le Buisson.
D’autres silhouettes vinrent à sa rencontre. Des questions se croisèrent.
— Qu’est-ce qu’il a dit?
— C’est un de la bande de Brave?
— J’ai rien compris.
— Qu’est-ce qu’on en fait?
— Dis-le à la Vieille!
Terr eut vaguement conscience d’être porté de main en main. Il échoua brutalement sur un tas de foin. Une giclée d’eau en pleine figure rappela ses sens.
Il s’assit en secouant la tête et se vit au milieu de visages inconnus. Devant lui, une silhouette recroquevillée. Une vieille ome noire, aux membres secs, à la chevelure blanche et crépue, le considérait sans bienveillance. Une pluie de questions rauques s’abattit:
— Que faisais-tu sur not’ territoire?
— Je… venais vous avertir.
— De quoi?
— De la désomisation de demain. Les draags…
— Tiens, tiens! Et qui t’a dit de venir nous avertir?
— Personne. C’était une idée personnelle.
— Une idée quoi?
— Personnelle. Une idée à moi.
— Tu causes comme un draag, petit. Pourquoi que tu causes comme un draag?
— On me l’a déjà dit. C’est parce que j’ai passé mon enfance chez les draags, et parce que je me suis un peu instruit.
— Ouais… Rigolez pas, vous autres, laissez-le s’expliquer un peu. Alors, comme ça, tu venais nous avertir que… quoi donc?
— Les draags vont désomiser. Ils vont tuer tous les oms du parc, ou les faire prisonniers, je ne sais pas… C’est inscrit sur l’écriteau, à la porte du parc.
Un grand om aux cheveux rouges l’interrompit:
— L’écoute pas, Vieille, c’est un truc de la bande à Brave pour nous faire quitter le Buisson!
— Ferme-la, Rouquin, dit la vieille. Et toi, petit, comment sais-tu ce qu’il y a sur l’écriteau?
— Je l’ai lu. J’ai appris à lire chez les draags, et ça rend toutes sortes de services.
La vieille se gratta les cheveux à deux mains puis, fatiguée de chercher un pou, fit signe à l’om noir qui avait assommé Terr.
— Gratte-moi, fils.
L’om noir lui étrilla vigoureusement la tête avec ses ongles.
— Ça va, ça va, dit la vieille. Et maintenant…
Elle attira son fils et lui dit quelque chose à l’oreille.
L’om noir s’éloigna sous une voûte de branches entrecroisées.
— Maintenant que vous êtes au courant, risqua Terr, je voudrais bien retourner avec Brave. Je…
— La ferme! dit l’ome.
Et comme il insistait, le rouquin lui envoya une gifle qui le fit rouler sur le tas de foin.
Furieux, Terr se releva lentement, l’œil mauvais. Et d’un seul coup, sans prévenir, il bondit sur son adversaire et lui envoya dans l’estomac un coup de tête qui le plia en deux.
Les autres s’en mêlèrent. Une pluie de coups abrégea sa victoire, il sentit sa main se nouer sur une gorge, ses dents crocher dans un bras et reperdit connaissance.
Quand il rouvrit les yeux, il se sentit ligoté. Des liens métalliques enserraient ses chevilles et ses poignets. Devant lui, la vieille ome se tordait de rire.