La terreur les rendait agressifs. Ils mordaient au passage, bondissaient de leurs trous pour sauter à la figure des chasseurs penchés sur eux, lançaient des projectiles. Certains avaient envahi des arsenaux et soutenaient un siège en règle en jetant des grenades à rayons.
Néanmoins, certains draags étaient restés chez eux. Atterrés par les événements, ils caressaient en pleurant leurs oms de luxe inoffensifs avant de les sacrifier. D’autres refusaient d’obéir à leurs voisins, parfois à leurs familles. Ils clamaient bien haut que leurs oms étaient restés de bons animaux sans intelligence et les défendaient de toutes leurs forces. D’autres encore agissaient par ruse. Ils montraient des cadavres anonymes en affirmant qu’ils avaient tué leurs oms, alors qu’ils les tenaient cachés.
Mais la plupart des victimes furent des oms sauvages à peine dégrossis, ahuris de la subite colère des draags après tant d’années de tolérance. Ceux qui avaient appartenu à l’organisation du vieux port flairaient depuis longtemps le danger. Ils s’étaient mis à l’abri dans des cachettes introuvables et continuaient tant bien que mal à renseigner par téléboîte la ville du Continent Sauvage. Ou bien, plus actifs, ils faisaient sauter des bâtiments publics ou des voies de communication.
Cependant, le Maître Sinh bénéficiait d’un vieux titre tombé en désuétude depuis des lustres. On l’appelait Édile Suprême et son pouvoir était absolu.
Pour lors, environné de conseillers, il était installé dans une salle du Palais de Klud et fixait un planisphère lumineux d’Ygam.
À vingt-huit heures sept, on vit s’allumer trois points bleus au sud d’A nord, et sept autres points le long des côtes d’A sud. Les fusées étaient lancées vers le Continent Sauvage. Elles portaient des charges de mort à destination des Hauts Plateaux et l’on pouvait suivre leurs lentes trajectoires sur la carte qui se rayait peu à peu de lignes convergentes.
Quand les trajectoires furent à quelques stades du continent, le Maître Sinh serra les accoudoirs de son matelas de confort et pencha sa grosse tête en avant.
— Cette fois!.. dit-il.
Mais, à la stupéfaction générale, les lignes lumineuses s’éteignirent brusquement. Une seconde d’épais silence régna parmi les draags. Puis, chacun s’exclama, douta du bon fonctionnement de l’écran-planisphère, commenta désobligeamment la valeur des techniciens. Le Maître Sinh déploya une membrane pour calmer du geste le tumulte.
— Faites vérifier! dit-il.
Un draag s’empara d’une téléboîte, mais celle-ci bourdonnait déjà d’un appel.
— Comment? Oui, les fusées… Eh bien? Vous êtes sûr!.. J’en réfère immédiatement à l’Édile Suprême.
Il reposa l’appareil et une douloureuse stupéfaction peinte dans ses yeux rouges:
— Les dix fusées sont tombées à la mer.
Le Maître Sinh ne laissa rien paraître de son émotion.
— Faites envoyer dix autres fusées des continents B, dit-il d’une voix froide.
Un quart d’heure plus tard, les dix nouveaux projectiles subissaient le même sort.
— Ils ont un barrage! dit quelqu’un. C’est incroyable!
L’Édile Suprême ordonna de bombarder sans arrêt pendant une heure. Pendant une heure on vit les trajectoires s’éteindre régulièrement à quelques stades du continent.
On fit envoyer des bulles de reconnaissance. Elles ne revinrent pas. Alors, la mort dans l’âme, le Maître Sinh ordonna le départ des vaisseaux de débarquement.
— Il est probable que les moteurs s’arrêteront à dix stades des côtes, dit-il. Nos draags continueront à la nage. Nous avons au moins cette supériorité sur les oms, nous sommes d’excellents nageurs.
Une heure plus tard, une terrible nouvelle arrivait au Palais. Sur quarante navires, trente avaient été frappés par des engins inconnus et coulés à deux stades des ports. Puis, à cinq stades en mer, deux nouvelles explosions envoyaient trois autres navires par le fond.
L’affolement gagnant les troupes rescapées, l’Édile Suprême annula ses ordres et se prit la tête dans les mains, au milieu de la consternation générale.
— C’est épouvantable, murmura-t-il. Je n’imaginais pas avoir raison à ce point!
C’est alors qu’une téléboîte bourdonna pour la centième fois de la journée.
— Quelle catastrophe nous annonce-t-on encore! soupira le Maître Sinh.
Un draag se pencha sur la téléboîte et s’exclama:
— Envoyez le texte immédiatement.
Il se tourna vers le vieux draag découragé:
— Édile Suprême, dit-il. On vient de capter une émission des oms. Ils nous font des propositions.
9
Dans la ville des Hauts Plateaux, loin de chanter victoire, on attendait anxieusement la réponse des draags. Les oms étaient épuisés par une longue nuit de combat où, cependant, la plupart n’avaient rien fait d’autre que de rester couchés avec des aiguilles dans les membres pour donner du courant à l’émetteur.
Dans la salle du Conseil, Terr tripotait nerveusement le texte de ses propositions. Il en remâchait des passages à mi-voix:
— «Depuis des années déjà, des millions d’oms s’embarquent clandestinement à destination du Continent Sauvage. Nous y avons bâti une civilisation qui vaut bien la vôtre. Draags, pourquoi poursuivre une guerre inutile alors que vous avez tout à gagner à collaborer avec nous? Nous ne sommes pas vos ennemis. Nous nous sommes contentés de nous défendre. Il nous serait pourtant facile de brûler vos capitales…»
Terr soupira et jeta son papier sur la table.
— Ce bluff est notre dernière chance, dit-il. Il nous reste juste assez de courant pour dévier une vingtaine de fusées. Les oms ne tiennent plus le coup. Il ne reste qu’une petite centaine de milliers d’individus courageux en batterie. Il a fallu exempter progressivement tous les autres.
Charb lui mit la main sur l’épaule.
— Ne te désole pas. De toute façon, nous aurions mené une vie misérable chez les draags. Grâce à toi, nous avons vécu une extraordinaire aventure. Et d’ailleurs, rien ne dit que…
Une téléboîte bourdonna. Vaill se précipita sur elle et se releva presque aussitôt, les joues rouges d’excitation.
— Les draags acceptent nos propositions! cria-t-il.
Tout le monde se dressa d’un seul coup, assailli d’une joie presque douloureuse. Puis ce furent des rires et des embrassades, des vivats et des cabrioles bien peu dignes d’un Conseil.
Quand le calme revint, Terr frappa du poing sur la table.
— Pour maintenir notre bluff jusqu’au bout, dit-il, il faut que les plénipotentiaires se présentent aux draags dans un appareil éblouissant. Un navire draag doit rencontrer le nôtre dans cinq jours, en plein océan, à mi-chemin de nos côtes respectives. En cinq jours, nous avons le temps de faire des merveilles. Je veux que le navire soit révisé à fond, repeint, équipé de fausses antennes et de lance-rayons postiches qui donnent aux draags une haute idée de nos techniques. Nous n’avons pas de vérifications à craindre. Leur taille les empêche de visiter un bâtiment dont les accès sont à notre mesure.
Vaill lui coupa la parole. Il était blême.
— Nous n’avons pas pensé à une chose, dit-il. Les navires draags vont continuer de sauter sur les œufs qui pourrissent le «Siwo Retour»! Les draags vont nous suspecter de déloyauté et reprendre une offensive désespérée!
— C’est prévu, ricana Terr. Les draags sont avertis que la sortie de leurs ports militaires est menacée par nos armes. Ils acceptent d’envoyer leur bateau par un port civil situé plus au sud, dans une zone sans danger. Nous avons été intransigeants sur ce point parce que nous ne pouvions pas faire autrement. J’avais d’ailleurs une peur bleue qu’ils refusent de s’abaisser à ce point.
Vaill s’étonna:
— En somme, c’est une espèce d’ultimatum. Et ils ont accepté!
— Extraordinaire, mais vrai! Tu oublies que les draags se sont déshabitués de la guerre depuis des lustres. L’échec de leur offensive a brisé leur moral. Cela nous permet des airs de vainqueurs. Ils nous croient capables de tout. Nous allons pouvoir dicter des conditions qui, très osées de notre part, leur paraîtront d’une douceur relative étant donné nos succès.