STEFAN WUL
Oms en série
PREMIÈRE PARTIE
1
En silence, le draag s’approcha du hublot donnant sur la salle de nature. Souriant, il regarda jouer sa fille.
C’était une jolie petite fille draag, avec de grands yeux rouges, une fente nasale étroite, une bouche mobile et, de chaque côté de son crâne lisse, deux tympans translucides à force de finesse.
Elle courait sur le gazon, faisait des culbutes et se laissait rouler jusqu’à la piscine en poussant des cris de joie. Puis elle descendait sous l’eau le plus bas possible et prenait assez d’élan pour surgir, telle une fusée, jusqu’au plongeoir où elle s’accrochait du bout des doigts.
Comme elle recommençait pour la troisième fois son manège, elle manqua le plongeoir et dut déplier la membrane de ses bras pour planer jusqu’au gazon.
Elle resta un moment debout, rêvant à quelque nouveau jeu. Menue pour ses sept ans, elle n’avait que trois mètres de haut.
Son père entra dans la salle de nature et s’avança vers elle. Il la prit par la main, souriant toujours. Elle leva la tête vers lui.
— Je t’avais promis une surprise, dit le draag.
Elle resta un moment immobile, puis, ses yeux rouges s’allumant de joie, elle serra de ses vingt petits doigts la main de son père et cria:
— L’ome du voisin a eu son petit!
— Elle en a eu deux, dit le draag. C’est assez rare. Nous te choisirons le plus beau. Ou plutôt non, tu le choisiras toi-même.
Elle tira le bras de son père en trépignant.
— Vite, père, emmène-moi les voir!
— Habille-toi d’abord, dit le draag en montrant la tunique abandonnée sur le gazon.
À la hâte, elle passa le mince vêtement et courut devant son père pour arriver plus vite. L’un suivant l’autre, ils traversèrent le terre-plein les séparant de la demeure voisine.
— Vite, père, disait l’enfant draag en se haussant sur ses jambes pour essayer de toucher l’introducteur, simple plaque brillante fixée sur la porte.
— Tu es trop petite, ne t’énerve pas, dit le draag en touchant de la main l’introducteur.
Le visage du voisin apparut sur la plaque et dit:
— Te voilà, Praw, je vois que tu m’amènes Tiwa.
— Et dans quel état d’impatience! sourit Praw de sa large fente buccale.
La porte s’ouvrit devant les visiteurs. Le voisin les attendait, debout à l’entrée de la salle de nature. Il déplia poliment ses membranes en étendant les bras.
— Bonheur sur toi, Praw.
— Bonheur sur toi, Faoz, répondit le père de Tiwa.
Déjà, se coulant sous les jambes du voisin, la petite courait sur le gazon. Son père la rappela, mi-indulgent, mi-sévère.
— Tiwa! Tu n’as pas salué.
Tiwa déplia rapidement une membrane.
— Bonheur…, dit-elle. Oh! voisin Faoz, où sont-ils? Où sont les petits oms?
De son gros œil rouge, Faoz fit un signe complice à Praw.
— Par ici, dit-il en traversant la salle.
Ils passèrent plusieurs portes et entrèrent dans une petite omerie où flottait une légère odeur animale, malgré la propreté immaculée des lieux.
Étendue sur un coussin, une ome allaitait ses deux petits. Elle les tenait serrés contre elle dans ses bras repliés, tandis qu’ils suçaient goulûment ses deux mamelles.
Tiwa se pencha en avant pour les voir de plus près.
— Oh! dit-elle, ils n’ont presque pas de poils sur la tête!
— Quand il s’agit d’un om, on dit des cheveux et non des poils, précisa Praw. Ils viennent de naître, leurs cheveux pousseront par la suite.
Elle regarda les longs cheveux blonds de la mère.
— Est-ce qu’ils auront des cheveux dorés, comme leur maman?
— Certainement, dit Faoz, le père était aussi de race dorée.
— Ils sont de race pure? s’étonna Praw. Tu sais, Tiwa, c’est un beau cadeau que tu reçois du voisin Faoz!
— Mais non, ça me fait plaisir pour Tiwa! Lequel choisis-tu, Tiwa?
La petite avança la main.
— Je peux les toucher?
— Attention, la mère pourrait mordre. Laisse-moi te les montrer.
Faoz déplia sa membrane et caressa les cheveux blonds de l’ome. Celle-ci gronda un peu, du fond de la gorge.
— Allons, allons, la calma son maître. Sois sage, Doucette. Je ne veux pas leur faire de mal. Je vais te les rendre aussitôt… Tu comprends?
Il prit les deux jumeaux en disant:
— Elle est intelligente et affectueuse, mais ça les rend toujours un peu hargneuses d’avoir des petits. C’est l’instinct!
Il posa un petit dans la main tendue de Tiwa. Le bébé se tortilla comme une petite grenouille en agitant deux minuscules poings fermés. Une goutte de lait coulait de sa bouche braillante et édentée.
— Qu’il est mignon! admira Tiwa.
Suppliante, l’ome s’accrochait tantôt aux jambes de son maître, tantôt à celles de Tiwa en disant sans arrêt: «Bébé! bébé!». Le draag lui caressa la tête de sa main libre.
— Mais oui, ma Doucette, on va te les rendre, mais oui, sois sage!
— Ils sont tout pareils, dit Tiwa en berçant le bébé dans le creux de sa main. Je choisis celui-là. Je peux l’emporter tout de suite?
Son père protesta.
— Non, il est encore trop jeune, tu le prendras dans quelques jours, quand il saura marcher.
La petite draag parut déçue. Ses yeux rouges se ternirent.
— Mais tu pourras venir le voir d’ici là, dit le voisin en lui enlevant le bébé.
— Oui, dit le père, quelques jours sont vite passés. Et puis, il faut me laisser le temps de faire aménager une omerie à la maison.
Tiwa désigna le coussin sur lequel la mère ome retournait ses petits en tous sens pour voir s’ils n’avaient pas souffert des draags.
— Il y aura un coussin comme ça dans l’omerie?
— Bien sûr.
— Et une mangeoire comme ça?
— Mais oui!
Elle sauta sur place en faisant claquer ses membranes axillaires. Elle chantonna:
— Un petit om! Un petit om!
Puis, soudain plus sérieuse:
— C’est la bête que je préfère!
Les deux draags sourirent.
— Et pourquoi?
— Parce que ça peut parler, ça peut même nager quand on leur apprend.
— Oui, mais assez mal… Eh bien! nous allons laisser notre voisin tranquille.
Il se tourna vers Faoz en dépliant ses membranes.
— Merci, Faoz. Bonheur sur toi!
— Bonheur, dit Faoz en les reconduisant. Ne me remerciez pas, c’est peu de chose.
Il caressa la tête lisse de Tiwa.
— Bonheur, petite. Et à bientôt!
— Bonheur sur toi, voisin Faoz.
Elle traversa le terre-plein en sautillant de joie, à la suite de son père. Elle était heureuse; dans quelques jours, les petits oms sauraient marcher, elle pourrait prendre le sien.
Il est vrai qu’un seul jour de la grosse planète Ygam équivalait à quarante-cinq jours d’une petite planète nommée Terre, monde très lointain d’où les oms étaient originaires.
2
Quand le petit om choisi par Tiwa fut assez grand pour marcher seul, on le sépara de sa mère. Le voisin Faoz exigea que cette séparation fût progressive, car il était bon et aimait les bêtes.
Il commença par confier le petit à Tiwa pendant une seule heure par jour, puis deux, et ainsi de suite… Ainsi, la mère et le petit se déshabituaient peu à peu l’un de l’autre. Au début, la mère geignit interminablement à chaque départ de son fils pour la demeure voisine. Puis elle reporta de plus en plus son affection sur son autre enfant.
Quand on installa définitivement le petit om dans l’omerie aménagée à son intention, la mère ne souffrit plus que d’un vague regret sans objet précis. Mais pendant plusieurs jours encore, elle geignait, par moments, sans bien savoir pourquoi.
Quand Tiwa sut qu’on ne lui reprendrait plus son petit om, elle dit:
— Cette fois, il est bien à moi! Comment vais-je l’appeler?
— Le nom de la mère ome est Doucette, conseilla son père, appelle-le Doucet.