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Les explosions continuaient. Il semblait même qu’elles fussent de plus en plus réussies. Certains œufs sautaient comme des bombes, avec un bruit d’artillerie assourdissant. Quelques-uns paraissaient se dégonfler comme des baudruches. D’autres faisaient voler au loin les éclats de leurs coquilles, qui ricochaient parfois sur le dos des vagues.

— Des gaz! dit Sav. Ça doit empester, dehors!

Terr le regarda:

— Quoi, des gaz?

— Oui, précisa le naturaliste. Ces œufs sont chargés de gaz dus à l’attaque des acides sur la face interne de la coquille. Ils sont plus proches de l’éclosion naturelle. Tenez!

Il pointa son doigt vers le pont. Un paquet déchiré de circonvolutions verdâtres battait par spasmes, avant d’être emporté.

— C’était un cœur, dit Sav, un cœur déjà formé! Chaque pronge en a cinq.

— Cinq cœurs?

— Oui. Et deux foies, comme les draags.

Un œuf gigantesque parut arriver comme la foudre sur le navire. Haussé par une vague tandis que le bâtiment piquait, il s’écrasa sur le capot de la passerelle, dégorgeant une chape de liquide glauque qui anéantit toute visibilité.

Le maître-bord ordonna une plongée pour se débarrasser des immondices maculant les vitres.

En remontant à la surface, le navire éperonna une autre sphère. Des lambeaux de membranes flottèrent comme des linges mouillés aux angles du capot. Et l’on put filer sans entrave en eau libre, à la rencontre d’un autre banc d’œufs se profilant au loin.

Le radio tendit au maître-bord un papier que celui-ci lut à l’Édile: le vaisseau 3 signalait une légère avarie. Déséquilibrées par les chocs, deux lourdes bobines d’induction avaient cassé leurs attaches et arraché dans leur chute une partie de l’installation.

— Demandez combien de temps il leur faut pour arranger ça, ordonna Terr.

La réponse ne tarda pas:

— Trente minutes!

Terr regarda l’horizon bourrelé de collines rondes. Il leva un sourcil vers le maître-bord.

— Nous y serons dans vingt minutes, estima l’officier.

— Moteurs en panne! ordonna l’Édile. Faites donner les mêmes ordres aux deux autres bâtiments.

Loin sur la gauche, un peu en arrière, on vit quelques œufs exploser. Les navires 2 et 3 firent bientôt leur apparition et se rapprochèrent du navire-édile. Celui-ci filait encore sur son erre. Un œuf géant tournait comme un toton dans son sillage. Sa coquille polie et trempée d’embruns captait les reflets du ciel tourmenté.

Au passage du bâtiment 2, l’œuf bascula dans un contre-remous et fila droit sur la route du bâtiment 3. Celui-ci ne chercha pas à l’éviter. On entendit un choc fêlé, claquant sur l’étendue, et les oms virent leur premier pronge vivant!

L’énormité du spectacle en ralentit les phases. Comme dans un rêve, on vit une longue lézarde sinuer au pourtour de la coquille. Le bateau disparut sous un flot d’humeurs malsaines. Comme un diable sort d’une boîte, un être verdâtre parut se dresser dans la portion inférieure de l’œuf, formant nacelle. Le pronge sembla debout sur la mer, avec ses yeux mi-clos de nouveau-né. Son visage énorme et fripé s’ornait de touffes de tentacules aux commissures des lèvres. La cocasserie de ce poupard moustachu, en équilibre au flanc d’une vague, fut balayée par son cri.

Le bouche molle s’ouvrit comme un entonnoir et brama vers les nuages. Le son vibrant, monstrueux, claqua sur la mer comme un fouet sur un tambour. L’eau lisse se rida de petites ondes à un stade à la ronde et l’océan parut avoir la chair de poule.

Le pronge déplia maladroitement un aileron, sans cesser son vacarme. Il tournoya, perdit l’équilibre et s’abattit comme une gifle.

Quand la pluie d’écume retomba, on vit encore flotter la tête aux yeux plissés. Mais l’eau lourde s’engouffrait déjà dans la bouche ouverte, noyant un gargouillis d’agonie. On vit l’aileron s’agiter, se rabattre en demi-cercle sur le navire 3 qui s’éloignait déjà. Celui-ci parut se cabrer, fit un looping au ras d’une lame et disparut. Pour toujours.

Pâle, au bout d’une heure d’infructueuses plongées, l’Édile fit abandonner les recherches.

— Adieu, braves compagnons, dit-il. Quant à nous… c’est impossible! Nous ne passerons pas. Laissons-nous dériver au gré du Siwo pour ménager les réacteurs. Perdons deux jours. C’est ton avis, Sav?

— Tu as raison, dit celui-ci. Le premier pronge nous coûte un navire. Et nous devons encore rencontrer des milliers d’œufs. Naviguons à leur vitesse, mais surtout ne les brisons pas… Nous y passerions tous!

Les traits tirés, il jeta un regard sur la mer. Ils dérivaient au milieu de coupoles vertes, qui trinquaient doucement, à petits chocs, entre elles et sur la coque des navires.

6

Ce furent deux longs jours d’angoisse, où l’on vécut dans la hantise de briser un œuf. Par moments, des coups de vent tiède précipitaient la danse et les coquilles heurtaient plus rudement les navires. Chacun serrait alors les dents, dans l’attente d’un fracas qui eût pu libérer vingt pronges à la fois.

En fait, on vit naître encore un pronge avant terme, à quelques encablures. Deux œufs se fendirent l’un contre l’autre. Le premier ne vomit qu’un magma sans danger, mais l’autre s’ouvrit sur un monstre barrissant qui coula tout droit, gueule ouverte, comme s’il avait fait vœu de beugler jusqu’à la fin des temps.

À la fin du deuxième jour, le Siwo obliqua peu à peu vers l’équateur, vers la Baie des Pronges, où ceux-ci naissaient à terme, s’accouplaient et folâtraient de longs mois avant de prendre leur vol annuel vers les pôles. Aux pôles, ils pondaient dans les eaux du courant et le cycle recommençait.

Terr décida de quitter le Siwo. Et comme il eût été dommage d’avoir un accident au dernier moment, les deux navires parcoururent en plongée les dix stades qui les affranchissaient du fleuve marin.

La nuit suivante fut calme. Mais le soleil levant révéla des eaux pourpres. On approchait du Pot d’Écume, là où l’océan, travaillé par des vents contraires, moussait d’incroyable manière.

Peu à peu, au fil des heures, les bâtiments fendirent une mer crémeuse. Le navire-édile allait devant. Son étrave effilochait au passage des paquets de mousse blanchâtre, puis de véritables ballots de coton flottant à la surface, puis des montagnes de spumosités ressemblant de loin à des icebergs.

Bientôt, l’eau fut invisible; le ciel aussi. On dut avancer à l’aveuglette au milieu d’une géante et savonneuse lessive, dans un monde irisé, traversé de reflets magiques et multicolores. Mille sphères transparentes s’amalgamaient autour des navires, au-dessus, partout, bavant et moutonnant, pétillant de mille feux différents.

Ils allèrent longtemps dans les jeux d’une lumière variant à l’infini ses spectres et ses raies, ses images et ses mirages, ses réfringences et ses franges, dans un chromatisme irréel, dans une géométrie où l’œil se perdait en perspectives multiconcaves.

Et très loin au-dessus d’eux, invisible, le ciel jouait avec ses nuages d’or, projetait ses fantaisies dans la mousse comme l’artisan d’un géant kaléidoscope.

Les yeux brûlés de merveilles, ils n’émergèrent qu’au soir de ce palais des mirages flottant sur la mer. Et là, brusquement apparu au détour d’une colline d’écume, un autre mirage les attendait.

Loin sur l’horizon, et pourtant si réel qu’on avait envie d’avancer la main, découpant ses montagnes en contre-jour au-dessus d’une mer étale et brillante, le Continent Sauvage paraissait flotter au-dessus des eaux, comme une île aérienne.

Terr fit ouvrir le capot. Une bouffée de parfums s’engouffra sur la passerelle, comme déléguée par la terre pour accueillir les oms. Calme plat dans la baie. Très haut, quelques oiseaux tournoyaient en croassant dans l’air tiède.

On ouvrit les écoutilles. Une foule d’émigrants peupla les ponts. Terr eut un mot heureux, s’accordant poétiquement au cadre. Il fit un geste de la main.

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