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— Je vais aller le trouver moi-même.

Le maître-bord salua et grimpa l’échelle menant à la passerelle. Terr sortit dans le couloir. Il descendit au pont inférieur, traversa les soutes latérales où des oms vérifiaient les amarres du fret, et parvint à la coursive gauche. Une centaine de pas le mena aux loges. Il entra, salué affectueusement par tous.

— Où est Sav? demanda-t-il.

— Troisième loge, dit quelqu’un.

Il traversa la foule, distribuant çà et là une parole d’amitié ou d’encouragement, frappant cordialement l’épaule d’une ome tordue par les nausées. Dans la troisième loge, il trouva Sav assis dans un coin, vautré parmi des cartes du continent sauvage.

Le naturaliste leva de ses paperasses une tête grisonnante.

— Tiens, l’Édile! Vous avez besoin de moi?

Terr l’entraîna à l’écart.

— Dans le privé, tu n’es pas obligé de me donner de l’Édile, dit Terr. Je suis venu te parler des pronges.

— Oui?

— C’est dangereux?

— Tout ce qu’il y a de plus dangereux!

Terr secoua la tête:

— Non, je veux dire: à l’explosion provoquée?

Sav se pinça le nez.

— Ça dépend, dit-il. En général, ils sont trop faibles. Pas autant qu’un om né avant terme, cependant. Étant donné leur poids, ils peuvent avoir un geste «lourd» de conséquences.

Il cligna de l’œil en commentant:

— Je sais choisir mes expressions, hein!

— Tu es très spirituel!

— Merci. Je disais donc: d’après les écouteurs en notre possession, le pronge nouveau-né peut avoir un geste malheureux, dans son agonie. Le mois dernier, les unités de pillage ont ramené un vieil écouteur dans lequel j’ai déniché des précisions là-dessus. Neuf fois sur dix, il n’y a pas de danger.

— C’est gai! dit Terr. Comme nous allons en rencontrer des milliers, nous n’aurons que des centaines de coups durs. Tu n’as rien à me dire de rassurant?

— Si. C’est trop jeune pour nager et ça crie très fort avant de couler. Il ne faut pas s’effrayer, paraît-il. Plus ça crie, plus ça coule vite. Ils vident l’air de leurs poumons, tu comprends? Mais pour gueuler, ça gueule! Ça couvre le bruit de la mer. J’ai hâte de voir ça!

— J’espère bien que nous ne le verrons pas de trop près. Tu n’as pas entendu parler d’un moyen de les rendre totalement inoffensifs?

Sav hocha la tête.

— Si. Aller le plus vite possible. C’est ce que faisaient les draags quand ils naviguaient sur de petits bâtiments.

Terr soupira.

— Malheureusement, nous ne pourrons pas en faire autant, les coques ne tiendraient pas le coup. Mais… que viens-tu de dire? Les draags eux-mêmes craignaient les bébés-pronges?

— Évidemment! Ça date du temps de la vieille navigation. À cette époque-là, il n’était pas rare de voir un pronge nouer au passage ses tentacules sur l’hélice. Avant de mourir, il pouvait très bien démolir le bâtiment. Et même quand celui-ci en réchappait, avec son hélice endommagée, il risquait de tournoyer des mois dans le Siwo avant de se fracasser sur les récifs d’Ambala, au terminus. Les armes à rayons n’existaient pas encore, les balles ricochaient sur les pronges et ne les achevaient pas assez vite pour éviter l’accident. Mais comme je te l’ai déjà dit, ces choses-là étaient rares. Les draags forçaient l’allure et crevaient tous les œufs au passage, sans que les pronges aient le temps de causer des dégâts.

Terr saisit Sav par la manche.

— Et tu me dis tout cela maintenant?

— Tu ne m’as rien demandé! protesta le naturaliste. Tu m’as fait dire par Charb de me consacrer à l’étude de la faune et de la flore du continent sauvage! Je supposais que vous saviez tout cela et que vous aviez pris des précautions.

Terr le lâcha et branla la tête:

— Tu as raison, dit-il, c’est ma faute. Je n’imaginais pas… c’est ma faute.

— Nous avons des armes! suggéra Sav.

— Il est impossible de s’en servir. Il faudrait les monter sur la coque et… c’est trop tard.

— Évite le Siwo.

— Impossible aussi. Le voyage est prévu pour un temps déterminé. Nous ne pouvons nous passer du Siwo sans perdre deux jours. Et les réacteurs doivent être révisés tous les dix mille stades.

— Alors, je ne vois qu’une solution: voyager en plongée.

— Nous ne tiendrons jamais tout ce temps sous l’eau.

— Je veux dire: plonger le plus souvent possible.

— Et perdre du temps, murmura lentement Terr. Je vais en parler aux maîtres-bords. On verra bien.

Il fit mine de s’éloigner, puis se retournant.

— Combien pèse un pronge nouveau-né?

— De dix à quinze mille poids.

— Autant que les trois bâtiments réunis, soupira Terr. Merci, Sav.

À cet instant, toutes les sonneries du navire se mirent en branle. Terr bondit, traversa les trois loges et se rua sur la téléboîte de coursive.

— Ici, l’Édile! hurla-t-il. Que se passe-t-il, maître-bord?

— Bulle draag au sud! annonça l’officier. Nous plongeons, tous feux éteints. Je ne pense pas qu’elle nous ait repérés.

— Les autres?

— Ça va! Le bâtiment trois nous suit. Les câbles tiennent. Nous réduisons à cinq stades.

Vingt longues heures plus tard, une aube sale se leva sur la mer. Une mer lie de vin traversée d’ouest en est par un courant mordoré: le Siwo.

Les trois bâtiments naviguaient de conserve, espacés d’un demi-stade les uns des autres. Autour d’eux, des poissons volants bondissaient, de crêtes d’or en creux violets. Ils scintillaient sur la mer comme des paillettes sur les plis d’un manteau. Parfois, quelques-uns retombaient sur le pont noir d’un navire et sautillaient en désordre avant d’être rejetés par le coup de roulis suivant.

Au bout d’une heure encore, on vit le premier œuf de pronge, comme une colline ronde et verdâtre se dandinant au gré des lames. Il fut simple de l’éviter. Il tournoya longtemps, dans le remous créé par le passage des bateaux, disparut au loin.

Mais déjà, deux nouvelles boules géantes se devinaient à l’horizon. Filant trente stades, on les rattrapa sans peine. Le navire 1 dut louvoyer un peu pour passer entre elles.

Puis ce furent des groupes de cinq, sept, quinze œufs à la fois, qu’il fallut contourner. On perdit du temps. Quand la mer en fut couverte, Terr ordonna, la mort dans l’âme, de forcer l’allure et d’aller droit devant.

Tout excité, Sav avait demandé l’autorisation de monter sur la passerelle. Cinq oms s’y trouvaient déjà: l’Édile, le maître-bord et le sous-maître, l’om de barre et, assis dans un angle, le préposé à la téléboîte. Les trois navires étant séparés, on avait dû rétablir entre eux les communications sans fil; on usait d’un code.

Le naturaliste se plaça de manière à ne gêner personne et, mains serrées sur la rambarde, ouvrit de grands yeux.

Le premier œuf ne fut pas éperonné. Il roula tout le long de la coque avec un bruit de tonnerre. Le second fut abordé de plein fouet et explosa sur la proue, dans un jaillissement d’humeur verdâtre qui souilla la vitre de la passerelle. Les oms eurent la sensation de traverser un pot de marmelade.

Piquant du nez dans un creux, le navire donna l’impression de s’ébrouer, il se lava des traînées visqueuses répandues sur le pont et attaqua un autre œuf. Avec un craquement terrible, celui-ci vida sa crème dans les vagues. Des débris mous furent emportés de chaque côté, pêle-mêle avec des embryons d’organes, de couleur orange.

Sav regarda l’Édile en souriant.

— Pour l’instant, ça va bien, dit-il. Ces œufs sont encore jeunes. Dans une heure ou deux, nous risquons de toucher des petits pronges un peu plus gaillards.

Terr dit sèchement:

— On dirait que ça vous fait plaisir, Sav!

La naturaliste se retrancha derrière une mine penaude:

— Oh non! dit-il gauchement.

Mais l’éclat de ses yeux démentait ses paroles.

Le pont bouillait d’acides répandus, vite balayés par les vagues. De temps en temps, on voyait les deux autres navires, à droite et à gauche. Ils défonçaient allègrement les boules qui leur barraient le passage. La téléboîte n’enregistrait que de bonnes nouvelles de leur part. Tout cela paraissait facile et sans danger. Les oms eurent d’abord un vulgaire plaisir sportif à fracasser les obstacles. Puis, habitués au vacarme, rassurés sur la solidité relative de la coque, ils finirent par trouver monotone cette étrange navigation.

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