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– Et cette pauvre, cette malheureuse créature, cette folle qui a tout perdu et n’a conservé qu’un cœur, j’ai maintenant l’intention de l’adopter, s’écria tout à coup Barbara Pétrovna, – c’est un devoir que je suis décidée à remplir saintement. À partir d’aujourd’hui, je la prends sous ma protection.

– Et ce sera même très bien en un certain sens, approuva chaleureusement Pierre Stépanovitch. – Excusez-moi, je n’ai pas fini tantôt. J’en étais au chapitre de la protection. Figurez-vous qu’après le départ de Nicolas Vsévolodovitch (je reprends mon récit juste à l’endroit où je l’ai interrompu, Barbara Pétrovna), ce monsieur, ce même M. Lébiadkine ici présent, se crut aussitôt en droit de s’approprier la pension allouée à sa sœur et se l’appropria toute entière. Je ne sais pas exactement de quelle façon les choses avaient été réglées alors par Nicolas Vsévolodovitch, mais un an après, étant à l’étranger, il apprit ce qui se passait et dut prendre d’autres dispositions. Ici encore je ne connais pas les détails, il vous les dira lui-même, je sais seulement qu’on plaça l’intéressante personne dans un monastère éloigné; elle vivait là dans les meilleures conditions de confortable, mais sous une surveillance amicale, vous comprenez? Devinez ce que fit alors M. Lébiadkine! Il mit tout en œuvre pour découvrir le lieu où était cachée sa poule aux œufs d’or, autrement dit, sa sœur. C’est depuis peu seulement qu’il a atteint son but. S’autorisant de sa qualité de frère, il a fait sortir la pauvre femme du couvent et l’a amenée ici. Maintenant qu’ils habitent ensemble, il la laisse sans nourriture, la bat, la tyrannise. Il reçoit enfin de Nicolas Vsévolodovitch, par une voie quelconque, une somme importante, et aussitôt il s’adonne à la boisson; au lieu de remercier, il en vient à provoquer insolemment Nicolas Vsévolodovitch, à lui adresser des sommations stupides, à le menacer d’un procès si, désormais, le payement de la pension n’est pas effectué entre ses mains. Ainsi il considère comme un tribut le don volontaire de Nicolas Vsévolodovitch, – pouvez-vous imaginer cela? Monsieur Lébiadkine, est-ce vrai, tout ce que je viens de dire ici?

Le capitaine, qui jusqu’alors était resté silencieux et tenait ses yeux fixés à terre, fit soudain deux pas en avant; il était tout rouge.

– Pierre Stépanovitch, vous m’avez traité durement, articula-t-il avec effort.

– Durement? Comment cela et pourquoi? Mais permettez, nous parlerons plus tard de la dureté ou de la douceur, maintenant je vous prie seulement de répondre à cette question: Tout ce qu j’ai dit est-il vrai, oui ou non? Si vous y trouvez quelque chose de faux, vous pouvez immédiatement le déclarer.

– Je… vous savez vous-même, Pierre Stépanovitch… balbutia le capitaine, et il ne put en dire davantage.

Je dois noter que Pierre Stépanovitch était assis dans un fauteuil, les jambes croisées l’une sur l’autre, tandis que le capitaine se tenait debout devant lui dans l’attitude la plus respectueuse.

Les hésitations de M. Lébiadkine parurent déplaire vivement à son interlocuteur: dans l’irritation qu’éprouvait Pierre Stépanovitch, les muscles de son visage se contractèrent.

– Au fait, voulez-vous déclarer quelque chose? reprit-il en observant le capitaine d’un œil cauteleux; – en ce cas, parlez, on vous attend.

– Vous savez vous-même, Pierre Stépanovitch, que je ne puis rien déclarer.

– Non, je ne sais pas cela, c’est même la première nouvelle que j’en ai; pourquoi donc ne pouvez-vous rien déclarer?

Le capitaine garda le silence et baissa les yeux.

– Permettez-moi de me retirer, Pierre Stépanovitch, dit-il résolument.

– Pas avant que vous n’ayez fait une réponse quelconque à ma première question: Tout ce que j’ai dit est-il vrai?

– Oui, fit d’une voix sourde Lébiadkine, et il leva les yeux sur son bourreau. La sueur ruisselait de ses tempes.

– Tout est vrai?

– Tout est vrai.

– Ne trouvez-vous rien à ajouter, à faire observer? Si vous vous sentez victime d’une injustice, déclarez-le; protestez, révélez hautement vos griefs.

– Non, je ne trouve rien.

– Vous avez menacé dernièrement Nicolas Vsévolodovitch.

– C’était… c’était surtout l’effet du vin, Pierre Stépanovitch. (Il releva brusquement la tête.) Pierre Stépanovitch, est-il possible qu’on soit coupable si, parmi les hommes s’élève le cri de l’honneur domestique et d’une honte imméritée? vociféra-t-il, s’oubliant tout à coup.

– N’êtes-vous pas pris de boisson en ce moment, monsieur Lébiadkine? répliqua Pierre Stépanovitch en attachant sur le capitaine un regard sondeur.

– Non.

– Alors que signifient ces mots d’honneur domestique et de honte imméritée?

– Je n’ai parlé de personne, je n’ai voulu désigner personne. C’est de moi qu’il s’agit… balbutia le capitaine de nouveau intimidé.

– Vous avez été très blessé, paraît-il, des expressions dont je me suis servi en parlant de vous et de votre conduite? Vous êtes fort irascible, monsieur Lébiadkine. Mais permettez, je n’ai pas encore commencé à montrer votre conduite sous son vrai jour. Jusqu’ici j’ai réservé ce sujet d’entretien: il peut fort bien arriver que je l’aborde, mais je ne l’ai pas encore fait.

Le capitaine frissonna et regarda son interlocuteur d’un air étrange.

– Pierre Stépanovitch, maintenant seulement je commence à me réveiller!

– Hum! et c’est moi qui vous ai éveillé?

– Oui, c’est vous qui m’avez éveillé, Pierre Stépanovitch; pendant quatre ans j’ai dormi sous un nuage. Puis-je enfin m’en aller, Pierre Stépanovitch?

– À présent vous le pouvez, si toutefois Barbara Pétrovna elle-même ne croit pas nécessaire…

Mais d’un geste dédaigneux elle congédia le capitaine.

Lébiadkine s’inclina, fit deux pas pour se retirer, puis s’arrêta brusquement; il mit la main sur son cœur, voulut dire quelque chose, ne le dit pas et gagna la porte en toute hâte, mais sur le seuil il rencontra Nicolas Vsévolodovitch; celui-ci se rangea pour le laisser passer; le capitaine se fit soudain tout petit devant lui et resta cloué sur place, fasciné à la vue du jeune homme, comme un lapin par le regard d’un boa. Après avoir attendu un moment, Nicolas Vsévolodovitch l’écarta doucement et entra dans le salon.

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