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– Madame, poursuivit le capitaine sans l’écouter, – je désirerais peut-être m’appeler Ernest, et pourtant je suis condamné à porter le vulgaire nom d’Ignace, – pourquoi cela, selon vous? Je voudrais pouvoir m’intituler prince de Montbar, et je ne suis que Lébiadkine tout court, – pourquoi cela? Je suis poète, madame, poète dans l’âme, je pourrais recevoir mille roubles d’un éditeur, et cependant je suis forcé de vivre dans un taudis, pourquoi? pourquoi? Madame, à mon avis, la Russie est un jeu de la nature, rien de plus!

– Décidément vous ne pouvez rien dire de plus précis?

– Je puis vous réciter une poésie, le Cancrelas, madame!

– Quoi?

– Madame, je ne suis pas encore fou! Je le deviendrai certainement, mais je ne le suis pas encore! Madame, un de mes amis, un homme très noble, a écrit une fable de Kryloff, intitulée le Cancrelas, puis-je vous en donner connaissance?

– Vous voulez réciter une fable de Kryloff?

– Non, ce n’est pas une fable de Kryloff que je veux réciter, mais une fable de moi, de ma composition. Croyez-le bien, madame, je ne suis ni assez inculte, ni assez abruti pour ne pas comprendre que la Russie possède dans Kryloff un grand fabuliste à qui le ministre de l’instruction publique a érigé un monument dans le Jardin d’Été. Tenez, madame, vous demandez: «pourquoi?» La réponse est au fond de cette fable, en lettres de feu!

– Récitez votre fable!

Il existait sur la terre

Un modeste cancrelas;

Un jour le pauvret, hélas!

Se laissa choir dans un verre

Or, ce verre était rempli

D’un aliment pour les mouches…

– Seigneur, qu’est-ce que c’est que ça? s’écria Barbara Pétrovna.

– En été, quand on veut prendre des mouches, on met dans un verre un aliment dont elles sont friandes, se hâta d’expliquer le capitaine avec la mauvaise humeur d’un auteur troublé dans sa lecture, – n’importe quel imbécile comprendra, n’interrompez pas, n’interrompez pas, vous verrez, vous verrez…

À cette vue, un grand cri,

S’adressant à Jupiter,

Sort aussitôt de leurs bouches

«Ne peux-tu donc pas ôter

«Ces intrus de votre verre?»

Arrive un vieillard sévère,

Le très noble Nikifor.

– Je n’ai pas encore fini, mais cela ne fait rien, je vais vous raconter le reste en prose: Nikifor prend le verre, et, sans s’inquiéter des cris, jette les mouches, le cancrelas et tout le tremblement dans le bac aux ordures, ce qu’il aurait fallu faire depuis longtemps. Mais remarquez, remarquez, madame, que le cancrelas ne murmure pas! Voilà la réponse à votre question, ajouta le capitaine en élevant la voix avec un accent de triomphe: «le cancrelas ne murmure pas!» – Quant à Nikifor, il représente la nature, acheva-t-il rapidement, et, enchanté de lui-même, il reprit sa promenade dans la chambre.

– Permettez-moi de vous demander, dit Barbara Pétrovna outrée de colère, – comment vous avez osé accuser une personne appartenant à ma maison d’avoir détourné une partie de l’argent à vous envoyé par Nicolas Vsévolodovitch.

– Calomnie! vociféra Lébiadkine avec un geste tragique.

– Non, ce n’est pas une calomnie.

– Madame, dans certaines circonstances on se résigne à subir un déshonneur domestique, plutôt que de proclamer hautement la vérité. Lébiadkine se taira, madame!

Sentant sa position très forte, il était comme grisé par la conscience de ses avantages sur son interlocutrice; il éprouvait un besoin de blesser, de salir, de montrer sa puissance.

– Sonnez, s’il vous plait, Stépan Trophimovitch, dit Barbara Pétrovna.

– Lébiadkine n’est pas un niais, madame! continua le capitaine en clignant de l’œil avec un vilain sourire, – c’est un malin, mais chez lui aussi un vestibule est ouvert aux passions! Et ce vestibule, c’est la vieille bouteille du hussard, chantée par Denis Davydoff. Voilà, quand il est dans ce vestibule, madame, il lui arrive d’envoyer une lettre en vers, lettre très noble, mais qu’il voudrait ensuite n’avoir pas écrite; oui, il donnerait, pour la ravoir, les larmes de toute sa vie, car le sentiment du beau y est blessé. Malheureusement, lorsque l’oiseau a pris son vol, on ne peut pas le saisir par la queue! Eh bien, dans ce vestibule, madame, sous le coup de la généreuse indignation éveillée en lui par les affronts dont il est abreuvé, Lébiadkine a pu aussi s’exprimer en termes inconsidérés sur le compte d’une noble demoiselle, et ses calomniateurs en ont profité. Mais Lébiadkine est rusé, madame! En vain un loup sinistre l’obsède continuellement et ne cesse de lui verser à boire, espérant le faire parler: Lébiadkine se tait, et, au fond de la bouteille, ce qui chaque fois se rencontre au lieu du mot attendu, c’est – la ruse de Lébiadkine! Mais assez, oh! assez! Madame, votre somptueuse habitation pourrait appartenir au plus noble des êtres, mais le cancrelas ne murmure pas! Remarquez donc, remarquez enfin qu’il ne murmure pas, et reconnaissez sa grandeur d’âme!

En bas, dans la loge du concierge, se fit entendre un coup de sonnette, et presque au même instant se montra Alexis Égoritch que Stépan Trophimovitch avait sonné tout à l’heure. Le vieux domestique aux allures si correctes était en proie à une agitation extraordinaire.

– Nicolas Vsévolodovitch vient d’arriver, et il sera ici dans un moment, déclara-t-il en réponse au regard interrogateur de sa maîtresse.

Je me rappelle très bien comment Barbara Pétrovna accueillit cette nouvelle: d’abord elle pâlit, mais soudain ses yeux étincelèrent. Elle se redressa sur son fauteuil, et son visage prit une expression d’énergie qui frappa tout le monde. Outre que l’arrivée de Nicolas Vsévolodovitch était complètement imprévue, puisqu’on ne l’attendait pas avant un mois, cet événement, dans les conjonctures présentes, semblait un véritable coup de la fatalité. Le capitaine lui-même s’arrêta, comme pétrifié, au milieu de la chambre, et resta bouche béante, regardant la porte d’un air extrêmement bête.

Dans la pièce voisine retentirent des pas légers et rapides, puis quelqu’un fit brusquement irruption dans le salon, mais ce n’était pas Nicolas Vsévolodovitch.

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