Dans cet état d’exaltation, Kiriloff prit soudain la résolution la plus inattendue.
– Donne une plume! cria-t-il; – dicte, je signerai tout. J’écrirai même que j’ai tué Chatoff. Dicte pendant que cela m’amuse. Je ne crains pas les pensées d’esclaves arrogants! Tu verras toi-même que tout le mystère se découvrira! Et tu seras écrasé… Je crois! Je crois!
Pierre Stépanovitch, qui tremblait pour le succès de son entreprise, saisit l’occasion aux cheveux; quittant aussitôt sa place, il alla chercher de l’encre et du papier, puis se mit à dicter:
«Je soussigné, Alexis Kiriloff, déclare…»
– Attends! Je ne veux pas! À qui est-ce que je déclare?
Une sorte de frisson fiévreux agitait les membres de Kiriloff. Il était absorbé tout entier par cette déclaration et par une idée subite qui, au moment de l’écrire, venait de s’offrir à lui: c’était comme une issue vers laquelle s’élançait, pour un instant du moins, son esprit harassé.
– À qui est-ce que je déclare? Je veux savoir à qui!
– À personne, à tout le monde, au premier qui lira cela. À quoi bon préciser? À l’univers entier!
– À l’univers entier? Bravo! Et qu’il n’y ait pas de repentir. Je ne veux pas faire amende honorable; je ne veux pas m’adresser à l’autorité!
– Mais non, non, il ne s’agit pas de cela, au diable l’autorité! Eh bien, écrivez donc, si votre résolution est sérieuse!… répliqua vivement Pierre Stépanovitch impatienté.
– Arrête! Je veux dessiner d’abord une tête qui leur tire la langue.
– Eh! quelle niaiserie! Pas besoin de dessin, on peut exprimer tout cela rien que par le ton.
– Par le ton? C’est bien. Oui, par le ton, par le ton! Dicte par le ton!
«Je soussigné, Alexis Kiriloff, – commença d’une voix ferme et impérieuse Pierre Stépanovitch; en même temps, penché sur l’épaule de l’ingénieur, il suivait des yeux chaque lettre que celui-ci traçait d’une main frémissante, – je soussigné, Alexis Kiriloff, déclare qu’aujourd’hui, – octobre, entre sept et huit heures du soir, j’ai assassiné dans le parc l’étudiant Chatoff comme traître et auteur d’une dénonciation au sujet des proclamations et de Fedka, lequel a logé pendant dix jours chez nous, dans la maison Philippoff. Moi-même aujourd’hui je me brûle la cervelle, non que je me repente ou que j’aie peur de vous, mais parce que, déjà à l’étranger, j’avais formé le dessein de mettre fin à mes jours.»
– Rien que cela? s’écria Kiriloff étonné, indigné même.
– Pas un mot de plus! répondit Pierre Stépanovitch, et il voulut lui arracher le document.
– Attends! reprit l’ingénieur, appuyant avec force sa main sur le papier. – Attends! c’est absurde! Je veux dire avec qui j’ai tué. Pourquoi Fedka? Et l’incendie? Je veux tout, et j’ai envie de les insulter encore par le ton, par le ton!
– C’est assez, Kiriloff, je vous assure que cela suffit! dit d’une voix presque suppliante Pierre Stépanovitch tremblant que l’ingénieur ne déchirât le papier: – pour qu’ils ajoutent foi à la déclaration, elle doit être conçue en termes aussi vagues et aussi obscurs que possible. Il ne faut montrer qu’un petit coin de la vérité, juste assez pour mettre leur imagination en campagne. Ils se tromperont toujours mieux eux-mêmes que nous ne pourrions les tromper, et, naturellement, ils croiront plus à leurs erreurs qu’à nos mensonges. C’est pourquoi ceci est on ne peut mieux, on ne peut mieux! Donnez! Il n’y a rien à ajouter, c’est admirable ainsi; donnez, donnez!
Il fit une nouvelle tentative pour prendre le papier. Kiriloff écoutait en écarquillant ses yeux; il avait l’air d’un homme qui tend tous les ressorts de son esprit, mais qui n’est plus en état de comprendre.
– Eh! diable! fit avec une irritation soudaine Pierre Stépanovitch, – mais il n’a pas encore signé! Qu’est-ce que vous avez à me regarder ainsi? Signez!
– Je veux les injurier… grommela Kiriloff, pourtant il prit la plume et signa.
– Mettez au-dessous: Vive la République! cela suffira.
– Bravo! s’écria l’ingénieur enthousiasmé. – Vive la République démocratique, sociale et universelle, ou la mort!… Non, non, pas cela. – Liberté, égalité, fraternité, ou la mort! Voilà, c’est mieux, c’est mieux.
Et il écrivit joyeusement cette devise au-dessous de sa signature.
– Assez, assez, ne cessait de répéter Pierre Stépanovitch.
– Attends, encore quelque chose… Tu sais, je vais signer une seconde fois, en français: «de Kiriloff, gentilhomme russe et citoyen du monde» Ha, ha, ha! Non, non, non, attends! poursuivit-il quand son hilarité se fut calmée, – j’ai trouvé mieux que cela, eurêka: «Gentilhomme séminariste russe et citoyen du monde civilisé!» Voilà qui vaut mieux que tout le reste…
Puis, quittant tout à coup le divan sur lequel il était assis, il courut prendre son revolver sur la fenêtre et s’élança dans la chambre voisine où il s’enferma. Pierre Stépanovitch, les yeux fixés sur la porte de cette pièce, resta songeur pendant une minute.
«Dans l’instant présent il peut se tuer, mais s’il se met à penser, c’est fini, il ne se tuera pas.»
En attendant, il prit un siège et examina le papier. Cette lecture faite à tête reposée le confirma dans l’idée que la rédaction du document était très satisfaisante:
– «Qu’est-ce qu’il faut pour le moment? Il faut les dérouter, les lancer sur une fausse piste. Le parc? Il n’y en a pas dans la ville; ils finiront par se douter qu’il s’agit du parc de Skvorechniki, mais il se passera du temps avant qu’ils arrivent à cette conclusion. Les recherches prendront aussi du temps. Voilà qu’ils découvrent le cadavre: c’est la preuve que la déclaration ne mentait pas. Mais si elle est vraie pour Chatoff, elle doit l’être aussi pour Fedka. Et qu’est-ce que Fedka? Fedka, c’est l’incendie, c’est l’assassinat des Lébiadkine; donc, tout est sorti d’ici, de la maison Philippoff, et ils ne s’étaient aperçus de rien, tout leur avait échappé – voilà qui va leur donner le vertige! Ils ne penseront même pas aux nôtres ; ils ne verront que Chatoff, Kiriloff, Fedka et Lébiadkine. Et pourquoi tous ces gens là se sont-ils tués les uns les autres? – encore une petite question que je leur dédie. Eh! diable, mais on n’entend pas de détonation!…»
Tout en lisant, tout en admirant la beauté de son travail littéraire, il ne cessait d’écouter, en proie à des transes cruelles, et – tout à coup la colère s’empara de lui. Dévoré d’inquiétude, il regarda l’heure à sa montre: il se faisait tard; dix minutes s’étaient écoulées depuis que Kiriloff avait quitté la chambre… Il prit la bougie et se dirigea vers la porte de la pièce où l’ingénieur s’était enfermé. Au moment où il s’en approchait, l’idée lui vint que la bougie tirait à sa fin, que dans vingt minutes elle serait entièrement consumée, et qu’il n’y en avait pas d’autre. Il colla tout doucement son oreille à la serrure et ne perçut pas le moindre bruit. Tout à coup il ouvrit la porte et haussa un peu la bougie: quelqu’un s’élança vers lui en poussant une sorte de rugissement. Il claqua la porte de toute sa force et se remit aux écoutes, mais il n’entendit plus rien – de nouveau régnait un silence de mort.