Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

– Eh bien, qu’à cela ne tienne, je sortirai quand il le faudra et j’attendrai sur le perron. Si vous vous donnez la mort et que vous soyez si peu indifférent… tout cela est fort dangereux. Je me retirerai sur le perron, vous serez libre de supposer que je ne comprends rien et que je suis un homme infiniment au-dessous de vous.

– Non, vous n’êtes pas infiniment au-dessous de moi; vous avez des moyens, mais il y a beaucoup de choses que vous ne comprenez pas, parce que vous êtes un homme bas.

– Enchanté, enchanté. Je vous ai déjà dit que j’étais bien aise de vous procurer une distraction… dans un pareil moment.

– Vous ne comprenez rien.

– C'est-à-dire que je… en tout cas je vous écoute avec respect.

– Vous ne pouvez rien; maintenant même vous ne pouvez pas cacher votre mesquine colère, quoiqu’il soit désavantageux pour vous de la laisser voir. Vous allez me fâcher, et je m’accorderai six mois de répit.

Pierre Stépanovitch regarda sa montre.

– Je n’ai jamais rien compris à votre théorie, mais je sais que, ne l’ayant pas inventée pour nous, vous la mettrez en pratique, que nous vous demandions ou non de le faire. Je sais aussi que ce n’est pas vous qui avez absorbé l’idée, mais que c’est l’idée qui vous a absorbé, par conséquent vous ne remettrez pas à plus tard l’exécution de votre dessein.

– Comment? L’idée m’a absorbé?

– Oui.

– Et ce n’est pas moi qui ai absorbé l’idée? C’est bien. Vous avez un petit esprit. Mais vous ne savez que taquiner, et moi, j’ai de l’orgueil.

– Très bien, très bien. C’est précisément ce qu’il faut.

– Assez; vous avez bu, allez-vous-en.

– Le diable m’emporte, il faut s’en aller, dit Pierre Stépanovitch en se levant à demi. – Pourtant il est encore trop tôt. Écoutez, Kiriloff, trouverai-je cet homme-là chez la bouchère, vous comprenez? Ou bien est-ce qu’elle a menti?

– Vous ne l’y trouverez pas, car il est ici et non là.

– Comment, ici? Le diable m’emporte, où donc?

– Il est à la cuisine, il mange et boit.

– Mais comment a-t-il osé?… cria Pierre Stépanovitch rouge de colère. – Il devait attendre… c’est absurde! Il n’a ni passeport, ni argent!

– Je ne sais pas. Il est venu en costume de voyage me faire ses adieux. Il part sans esprit de retour. Il dit que vous êtes un coquin et qu’il ne veut pas attendre votre argent.

– A-ah! Il a peur que je… Eh bien, mais je puis maintenant encore le…, si… Où est-il? À la cuisine?

Kiriloff ouvrit une porte latérale donnant accès à une chambre toute petite et plongée dans l’obscurité. En descendant un escalier de trois marches, on passait de ce réduit dans la partie de la cuisine où couchait habituellement la cuisinière, et qu’une cloison séparait du reste de la pièce. Là, dans un coin, au-dessous des icônes, Fedka était attablé devant une demi-bouteille, une assiette de pain, un morceau de bœuf froid et des pommes de terre. L’ex-forçat, déjà à moitié ivre, portait une pelisse de mouton et semblait tout prêt à se mettre en route. Derrière la cloison un samovar bouillait, mais non à l’intention de Fedka; c’était ce dernier qui, connaissant les habitudes d’Alexis Nilitch, avait l’obligeance de lui préparer du thé chaque nuit, depuis une semaine au moins. Quant au bœuf et aux pommes de terre, je suis très disposé à croire que Kiriloff, n’ayant pas de cuisinière, les avait fait cuire lui-même pour son hôte dans la matinée.

– Qu’est-ce que tu as imaginé? cria Pierre Stépanovitch en faisant irruption dans la cuisine. – Pourquoi n’as-tu pas attendu à l’endroit où l’on t’avait ordonné de te trouver?

Et il déchargea un violent coup de poing sur la table.

Fedka prit un air digne.

– Une minute, Pierre Stépanovitch, une minute! commença-t-il en détachant chaque mot avec une netteté qui visait à l’effet, – ton premier devoir est de comprendre que tu as l’honneur d’être en visite ici chez M. Kiriloff, Alexis Nilitch, dont tu pourras toujours nettoyer les bottes, car c’est une intelligence cultivée, tandis que toi… pouah!

Là-dessus, il lança un jet de salive. Le ton arrogant et résolu du galérien était de nature à inquiéter Pierre Stépanovitch, si celui-ci avait eu assez de liberté d’esprit pour remarquer le danger qui le menaçait. Mais il était dérouté, abasourdi par les malencontreux événements de la journée… Debout sur l’escalier, Lipoutine regardait avec curiosité dans la cuisine.

– Veux-tu ou ne veux-tu pas avoir un passeport et de l’argent pour aller où l’on t’a dit? Oui ou non?

– Vois-tu Pierre Stépanovitch, depuis le premier moment tu n’as pas cessé de me tromper; aussi je te considère comme un vrai coquin. Tu es à mes yeux un païen, une vermine humaine, – voilà mon opinion sur ton compte. Pour m’amener à verser le sang innocent, tu m’as promis une grosse somme et tu m’as juré que M. Stavroguine était dans l’affaire, bien que ce fût un impudent mensonge. Au lieu des quinze cents roubles que tu m’avais fait espérer, je n’ai rien eu du tout, et tantôt M. Stavroguine t’a souffleté sur les deux joues, ce qui est déjà arrivé à notre connaissance. Maintenant tu recommences à me menacer et tu me promets de l’argent sans me dire ce que tu attends de moi. Mais je devine de quoi il s’agit: comptant sur ma crédulité, tu veux m’envoyer à Pétersbourg pour assassiner M. Stavroguine, Nicolas Vsévolodovitch, dont tu as juré de tirer vengeance. Par conséquent, tu es, tout le premier, un assassin. Et sais-tu de quoi tu t’es rendu digne par ce seul fait que, dans ta dépravation, tu as cessé de croire en Dieu, le vrai Créateur? Tu t’es placé sur la même ligne qu’un idolâtre, qu’un Tatare ou un Morduan. Alexis Nilitch, qui est un philosophe, t’a plusieurs fois expliqué le vrai Dieu, l’auteur de toutes choses; il t’a parlé de la création du monde, ainsi que des destinées futures et de la transfiguration de toute créature et de toute bête d’après le livre de l’Apocalypse. Mais tu restes sourd et muet comme une idole stupide, et, semblable à ce pervers tentateur qu’on appelle athée, tu as fait partager tes erreurs à l’enseigne Ertéleff…

– Ah! quelle caboche d’ivrogne! Il dépouille les icônes et il prêche sur l’existence de Dieu!

– Vois-tu, Pierre Stépanovitch, c’est vrai que j’ai volé comme tu le dis, mais je me suis contenté de prendre des perles, et puis, qu’en sais-tu? peut-être en ce moment même mes larmes m’ont obtenu le pardon du Très-Haut pour un péché auquel j’étais poussé par la misère, car je suis un orphelin sans asile. Sais-tu que, jadis, dans les temps anciens, il s’est passé un fait du même genre? Un marchand fondant en larmes et poussant de gros soupirs déroba une des perles du nimbe qui entourait la tête de la très sainte mère de Dieu; plus tard il vint s’agenouiller publiquement devant l’image et déposa toute la somme sur le tapis; alors, à la vue de tout le monde, la sainte Vierge le bénit en le couvrant de son voile. Ce miracle a été consigné dans les archives de l’État par ordre du gouvernement. Mais toi, tu as glissé une souris dans la niche de l’icône, c'est-à-dire que tu t’es moqué du doigt divin lui-même. Et si tu n’étais pas mon barine, si je ne t’avais pas porté dans mes bras autrefois, j’en finirais avec toi tout maintenant, sans sortir d’ici.

161
{"b":"125312","o":1}