Satisfaction fut enfin donnée au désir impatient du vieux guerrier. Dans ces derniers temps, quand on s’entretenait, en ville, du bal projeté, on ne manquait jamais de questionner au sujet de ce «quadrille de la littérature», et, comme personne ne pouvait s’imaginer ce que c’était, il avait éveillé une curiosité extraordinaire. Combien l’attente générale allait être déçue!
Une porte latérale jusqu’alors fermée s’ouvrit, et soudain parurent quelques masques. Aussitôt le public fit cercle autour d’eux. Tout le buffet se déversa instantanément dans la salle blanche. Les masques se mirent en place pour la danse. Ayant réussi à me faufiler au premier plan, je me trouvai juste derrière le groupe formé par Julie Mikhaïlovna, Von Lembke et le général. Pierre Stépanovitch, qui jusqu’à ce moment ne s’était pas montré, accourut alors auprès de la gouvernante.
– Je suis toujours en surveillance au buffet, lui dit-il à voix basse; pour l’irriter encore plus, il avait pris, en prononçant ces mots, la mine d’un écolier fautif. Julie Mikhaïlovna rougit de colère.
– À présent, du moins, vous devriez renoncer à vos mensonges, homme effronté! répliqua-t-elle.
Cette réponse fut faite assez haut pour que le public l’entendît. Pierre Stépanovitch s’esquiva tout content.
Il serait difficile de concevoir une allégorie plus plate, plus fade, plus misérable que ce «quadrille de la littérature». On n’aurait rien pu imaginer qui fût moins approprié à l’esprit de nos provinciaux; et pourtant la paternité de cette invention appartenait, disait-on, à Karmazinoff. Le divertissement, il est vrai, avait été réglé par Lipoutine aidé du professeur boiteux que nous avons vu chez Virguinsky. Mais l’idée venait de Karmazinoff, et l’on prétend même que le grand écrivain avait voulu figurer en costume parmi les danseurs. Ceux-ci étaient répartis en six couples et pouvaient à peine être appelés des masques, attendu que leur mise ne les distinguait pas des autres personnes présentes. Ainsi, par exemple, il y avait un vieux monsieur de petite taille qui était en habit comme tout le monde et dont le déguisement se réduisait à une barbe blanche postiche. Ce personnage remuait continuellement les pieds sans presque bouger de place et conservait toujours un air sérieux en dansant. Il proférait certains sons d’une voix de basse enrouée, histoire de représenter par cet enrouement un journal connu. À ce masque faisaient vis-à-vis deux géants: KH et Z, ces lettres étaient cousues sur leurs fracs, mais que signifiaient-elles? – on n’en savait rien. L’ «honnête pensée russe» était personnifiée par un monsieur entre deux âges qui portait des lunettes, un frac, des gants et – des chaînes (de vraies chaînes). Cette pensée avait sous le bras un portefeuille contenant une sorte de «dossier». De la poche émergeait une lettre décachetée: c’était un certificat que quelqu’un avait envoyé de l’étranger pour attester à tous les sceptiques l’honnêteté de l’ «honnête pensée russe». Tout cela était expliqué de vive voix par les commissaires du bal, car il n’y avait pas moyen de déchiffrer le bout de lettre qui sortait de la poche. Dans sa main droite levée en l’air, l’ «honnête pensée russe» tenait une coupe, comme si elle eût voulu porter un toast. À sa droite et à sa gauche se trouvaient deux jeunes filles nihilistes, coiffées à la Titus, qui piétinaient sur place, et vis-à-vis dansait un autre vieux monsieur en habit, mais celui-ci était porteur d’une pesante massue, pour figurer le rédacteur en chef d’un terrible organe moscovite. «Numérote tes abatis», avait l’air de dire ce matamore. Toutefois, il avait beau être armé d’une massue, il ne pouvait soutenir le regard que l’ «honnête pensée russe» dirigeait obstinément sur lui à travers ses lunettes; il détournait les yeux, et, en esquissant un pas de deux, s’agitait, se tortillait, ne savait où se fourrer, – tant le tourmentait, évidemment, sa conscience… Du reste, je ne me rappelle pas toutes ces charges; elles n’étaient pas plus spirituelles les unes que les autres, si bien qu’à la fin je me sentis honteux d’assister à un pareil spectacle. Cette même impression de honte se reflétait sur tous les visages, sans en excepter ceux des individus hétéroclites qui étaient venus du buffet. Pendant un certain temps le public resta silencieux, se demandant avec irritation ce que cela voulait dire. Peu à peu les langues se délièrent.
– Qu’est-ce que c’est que cela? grommelait dans un groupe un sommelier.
– C’est une bêtise.
– C’est de la littérature. Ils blaguent le Golas.
– Mais qu’est-ce que ça me fait, à moi?
Ailleurs, j’entendis le dialogue suivant:
– Ce sont des ânes!
– Non, les ânes, ce n’est pas eux, mais nous.
– Pourquoi es-tu un âne?
– Je ne suis pas un âne.
– Eh bien, si tu n’es pas un âne, à plus forte raison je n’en suis pas un.
Dans un troisième groupe:
– On devrait leur flanquer à tous le pied au derrière!
– Chambarder toute la salle!
Dans un quatrième:
– Comment les Lembke n’ont-ils pas honte de regarder cela?
– Pourquoi s’en priveraient-ils? Tu le regardes bien, toi!
– Ce n’est pas ce que je fais de mieux, mais, après tout, moi, je ne suis pas gouverneur.
– Non, tu es un cochon.
– Jamais de ma vie je n’ai vu un bal aussi vulgaire, observa d’un ton aigre et avec le désir évident d’être entendue une dame qui se trouvait près de Julie Mikhaïlovna. C’était une robuste femme de quarante ans; elle avait le visage fardé et portait une robe de soie d’une couleur criarde; en ville presque tout le monde la connaissait, mais personne ne la recevait. Veuve d’un conseiller d’État qui ne lui avait laissé qu’une maison de bois et une maigre pension, elle vivait bien et avait équipage. Deux mois auparavant Julie Mikhaïlovna était allée lui faire visite, mais n’avait pas été reçue.
– Du reste, c’était facile à prévoir, ajouta-t-elle en regardant effrontément la gouvernante.
Celle-ci n’y tint plus.
– Si vous pouviez le prévoir, pourquoi êtes-vous venue? demanda-t-elle.
– C’est le tort que j’ai eu, répliqua insolemment la dame qui ne cherchait qu’une dispute, mais le général intervint.
– Chère dame, en vérité, vous devriez vous retirer, dit-il en se penchant à l’oreille de Julie Mikhaïlovna. – Nous ne faisons que les gêner, et, sans nous, ils s’amuseront à merveille. Vous avez rempli toutes vos obligations, vous avez ouvert le bal; eh bien, à présent, laissez-les en repos… D’ailleurs, André Antonovitch ne paraît pas dans un état très satisfaisant… Pourvu qu’il n’arrive pas de malheur!
Mais il était déjà trop tard.
Depuis que le quadrille était commencé, André Antonovitch considérait les danseurs avec un ahurissement mêlé d’irritation; en entendant les premières remarques faites par le public, il se mit à regarder autour de lui d’un air inquiet. Alors, pour la première fois, ses yeux rencontrèrent certains hommes du buffet, et un étonnement extraordinaire se manifesta dans son regard. Tout à coup éclatèrent des rires bruyants parmi les spectateurs du quadrille: à la dernière figure, le rédacteur en chef du «terrible organe moscovite», voyant toujours braquées sur lui les lunettes de l’ «honnête pensée russe» et ne sachant comment se dérober au regard qui le poursuivait, s’avisait soudain d’aller, les pieds en l’air, à la rencontre de son ennemie, manière ingénieuse d’exprimer que tout était sens dessus dessous dans l’esprit du terrible publiciste. Comme Liamchine seul savait faire le poirier, il s’était chargé de représenter le journaliste à la massue. Julie Mikhaïlovna ignorait complètement qu’on devait marcher les pieds en l’air. «Ils m’avaient caché cela, ils me l’avaient caché», me répétait-elle plus tard avec indignation. La facétie de Liamchine obtint un grand succès de rire; à coup sûr le public se souciait fort peu de l’allégorie, mais il trouvait drôle ce monsieur en habit noir qui marchait sur les mains. Lembke frémit de colère.