– De quel sénateur? Qui est-ce qui en parle?
– Voyez-vous, moi-même je n’y comprends rien. Est-ce que vous n’avez point été avisée, Julie Mikhaïlovna, de la prochaine arrivée d’un sénateur?
– D’un sénateur?
– Voyez-vous, on est convaincu qu’un sénateur a reçu mission de se rendre ici, et que le gouvernement va vous destituer. Cela m’est revenu de plusieurs côtés.
– Je l’ai entendu dire aussi, observai-je.
– Qui a parlé de cela? demanda la gouvernante toute rouge.
– Vous voulez dire: qui en a parlé le premier? Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’on en parle, et même beaucoup. Le public ne s’est pas entretenu d’autre chose dans la journée d’hier. Tout le monde est très sérieux, quoiqu’on n’ait encore aucune donnée positive. Sans doute les personnes plus intelligentes, les gens plus compétents se taisent, mais parmi ceux-ci plusieurs ne laissent pas d’écouter.
– Quelle bassesse! Et… quelle bêtise!
– Eh bien, vous voyez, il faut maintenant que vous vous montriez pour fermer la bouche à ces imbéciles.
– Je l’avoue, je sens moi-même que je ne puis faire autrement, mais… si une nouvelle humiliation m’était réservée? Si j’allais me trouver seule à ce bal? Car personne ne viendra, personne, personne!
– Quelle idée? On n’ira pas au bal! Et les robes qu’on a fait faire, et les toilettes des demoiselles? Vraiment, après cela, je nie que vous soyez une femme! Voilà comme vous connaissez votre sexe!
– La maréchale de la noblesse n’y sera pas!
– Mais enfin, qu’est-ce qui est arrivé? Pourquoi n’ira-t-on pas au bal? cria-t-il impatienté.
– Une ignominie, une honte, – voilà ce qui est arrivé. Qu’y a-t-il au fond de tout cela? Je l’ignore, mais, après une telle affaire, je ne puis pas me montrer au bal…
– Pourquoi? Mais, au bout du compte, quels sont vos torts? De quoi êtes-vous coupable? La faute n’est-elle pas plutôt au public, à vos hommes respectables, à vos pères de famille? C’était à eux d’imposer silence aux vauriens et aux imbéciles, – car parmi les tapageurs il n’y avait que des imbéciles et des vauriens. Nulle part, dans aucune société, l’autorité ne maintient l’ordre à elle toute seule. Chez nous chacun, en entrant quelque part, exige qu’on détache un commissaire de police pour veiller à sa sûreté personnelle. On ne comprend pas que la société doit se protéger elle-même. Et que font en pareille circonstance vos pères de famille, vos hauts fonctionnaires, vos femmes mariées, vos jeunes filles? Tous ces gens-là se taisent et boudent. Le public n’a pas même assez d’initiative pour mettre les braillards à la raison.
– Ah! que cela est vrai! Ils se taisent, boudent et… regardent autour d’eux.
– Eh bien, si cela est vrai, vous devez le déclarer hautement, fièrement, sévèrement. Il faut montrer que vous n’êtes pas brisée, et le montrer précisément à ces vieillards, à ces mères de famille. Oh! vous saurez: vous ne manquez pas d’éloquence, lorsque votre tête est lucide. Vous les réunirez autour de vous et vous leur ferez un discours qui sera ensuite envoyé au Golos et à la Gazette de la Bourse. Attendez , je vais moi-même me mettre à l’œuvre, je me charge de tout organiser. Naturellement les mesures d’ordre devront être mieux prises; il faudra surveiller le buffet, prier le prince, prier monsieur… Vous ne pouvez pas nous laisser en plan, monsieur, alors que tout est à recommencer. Et enfin vous ferez votre entrée au bras d’André Antonovitch. Comment va-t-il?
– Oh! quels jugements faux, injustes, outrageants vous avez toujours portés sur cet homme angélique! s’écria avec un subit attendrissement Julie Mikhaïlovna, et peu s’en fallut qu’elle ne fondît en larmes. Sur le moment Pierre Stépanovitch déconcerté ne sut que balbutier:
– Allons donc, je… mais quoi? J’ai toujours…
– Jamais, jamais! vous ne lui avez jamais rendu justice!
– Il faut renoncer à comprendre la femme! grommela Pierre Stépanovitch en grimaçant un sourire.
– C’est l’homme le plus droit, le plus délicat, le plus angélique! L’homme le meilleur!
– Pour ce qui est de sa bonté, je l’ai toujours hautement reconnue…
– Jamais. Du reste, laissons cela. Je l’ai défendu fort maladroitement. Tantôt la sournoise maréchale de la noblesse a fait plusieurs allusions sarcastiques à ce qui s’est passé hier.
– Oh! maintenant elle ne parlera plus de la journée d’hier, celle d’aujourd’hui doit la préoccuper bien davantage. Et pourquoi l’idée qu’elle n’assistera pas au bal vous trouble-t-elle à ce point? Certainement elle n’y viendra pas, après la part qu’elle a eue à un tel scandale! Ce n’est peut-être pas sa faute, mais sa réputation n’en souffre pas moins, elle a de la boue sur les mains.
– Qu’est-ce que c’est? je ne comprends pas: pourquoi a-t-elle de la boue sur les mains? demanda Julie Mikhaïlovna en regardant Pierre Stépanovitch d’un air étonné.
– Je n’affirme rien, mais en ville le bruit court qu’elle leur a servi d’entremetteuse.
– Comment? À qui a-t-elle servi d’entremetteuse?
– Eh! mais est-ce que vous ne savez pas encore la chose? s’écria-t-il avec une surprise admirablement jouée, – eh bien, à Stavroguine et à Élisabeth Nikolaïevna!
Nous n’eûmes tous qu’un même cri:
– Comment? Quoi?
– Vrai, on dirait que vous n’êtes encore au courant de rien! Eh bien, il s’agit d’un événement tragico-romanesque: en plein jour Élisabeth Nikolaïevna a quitté la voiture de la maréchale de la noblesse pour monter dans celle de Stavroguine, et elle a filé avec «ce dernier» à Skvorechniki. Il y a de cela une heure tout au plus.
Ces paroles nous plongèrent dans une stupéfaction facile à comprendre. Naturellement, nous avions hâte d’en savoir davantage, et nous nous mîmes à interroger Pierre Stépanovitch. Mais, circonstance singulière, quoiqu’il eût été, «par hasard», témoin du fait, il ne put nous en donner qu’un récit très sommaire. Voici, d’après lui, comment la chose s’était passée: après la matinée littéraire, la maréchale de la noblesse avait ramené dans sa voiture Lisa et Maurice Nikolaïévitch à la demeure de la générale Drozdoff (celle-ci avait toujours les jambes malades); au moment où l’équipage venait de s’arrêter devant le perron, Lisa, sautant à terre, s’était élancée vers une autre voiture qui stationnait à vingt-cinq pas de là, la portière s’était ouverte et refermée: «Épargnez-moi!» avait crié la jeune fille à Maurice Nikolaïévitch, et la voiture était partie à fond de train dans la direction de Skvorechniki. En réponse aux questions qui jaillirent spontanément de nos lèvres: Y a-t-il eu entente préalable? Qui est-ce qui était dans la voiture? – Pierre Stépanovitch déclara qu’il ne savait rien, que sans doute cette fugue avait été concertée à l’avance entre les deux jeunes gens, mais qu’il n’avait pas aperçu Stavroguine lui-même dans la voiture où peut-être se trouvait le vieux valet de chambre, Alexis Egoritch.