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Raymond

Tous ceux qui savent conduire leur esprit dans les recherches d'érudition générale ont reconnu, dans les contes de fées, des mythes antiques et d'antiques adages.

Max Muller a dit (je crois pouvoir citer exactement ses paroles): «Les contes sont le patois moderne de la mythologie, et, s'ils doivent devenir le sujet d'une étude scientifique, le premier travail à entreprendre est de faire remonter chaque conte moderne à une légende plus ancienne, et chaque légende à un mythe primitif.»

Laure

Eh bien, ce travail, l'avez-vous fait, cousin?

Raymond

Si je l'avais fait, ce travail formidable, il ne me resterait pas un cheveu sur la tête, et je n'aurais plus le plaisir de vous voir qu'à travers quatre paires de besicles, sous le reflet protecteur d'une visière verte. Ce travail n'a pas été fait; mais des matériaux suffisants ont été réunis pour permettre aux savants de se convaincre que les contes de fées ne sont pas des imaginations en l'air, et qu'au contraire, «dans bien des cas, ils tiennent, comme dit Max Muller, par toutes leurs racines, aux germes mêmes de l'ancien langage et de l'ancienne pensée». Les vieux dieux décrépits, tombés en enfance, et mis hors des affaires humaines, servent encore à amuser les petits garçons et les petites filles. C'est l'emploi des grands-pères. En est-il un seul qui convienne mieux à la vieillesse de ces anciens seigneurs de la terre et du ciel? Les contes de fées sont de beaux poèmes religieux oubliés par les hommes et retenus par les pieuses aïeules à la longue mémoire. Ces poèmes sont devenus puérils et sont restés charmants sur les lèvres molles de la vieille filandière qui les contait aux petits de ses fils, accroupis autour d'elle devant l'âtre.

Les tribus des hommes blancs se sont séparées; les unes sont allées sous un ciel transparent, le long des blancs promontoires que baigne une mer bleue qui chante; les autres se sont plongées dans les brumes mélancoliques qui, sur les rivages des mers du Nord, mêlent la terre au ciel et ne laissent deviner que des formes incertaines et monstrueuses. D'autres ont campé dans les steppes monotones où paissaient leurs maigres chevaux; d'autres ont couché sur la neige durcie, ayant sur la tête un firmament de fer et de diamants. Il en est qui sont allées cueillir la fleur d'or sur une terre de granit. Et les fils de l'Inde ont bu à tous les fleuves de l'Europe. Mais, partout, dans la cabane, ou sous la tente, ou devant le feu de broussailles allumé dans la plaine, l'enfant d'autrefois, devenue aïeule à son tour, répétait aux petits les contes qu'elle avait entendus dans son enfance. C'étaient les mêmes personnages et la même aventure; seulement la conteuse donnait, sans le savoir, à son récit les teintes de l'air qu'elle avait si longtemps respiré et de la terre qui l'avait nourrie et qui allait bientôt la recevoir. La tribu reprenait sa marche à travers les fatigues et les périls, laissant derrière elle, du côté de l'Orient, l'aïeule couchée au milieu des morts jeunes ou vieux. Mais les contes sortis de ses lèvres, maintenant glacées, s'envolaient comme les papillons de Psyché, et ces frêles immortels, se posant de nouveau sur la bouche des vieilles filandières, étincelaient aux yeux agrandis des nouveaux nourrissons de l'antique race. Et qui donc apprit Peau-d'Âne aux fillettes et aux garçonnets de France, «de douce France», comme dit la chanson? C'est «Ma Mère l'Oie», répondent les savants de village, Ma Mère l'Oie, qui filait sans cesse et sans cesse devisait. Et les savants de s'enquérir. Ils ont reconnu Ma Mère l'Oie dans cette reine Pédauque que les maîtres imagiers représentèrent sur le portail de Sainte-Marie de Nesles dans le diocèse de Troyes, sur le portail de Sainte-Bénigne de Dijon, sur le portail de Saint-Pourçain en Auvergne et de Saint-Pierre de Nevers. Ils ont identifié Ma Mère l'Oie à la reine Bertrade, femme et commère du roi Robert; à la reine Berthe au grand pied, mère de Charlemagne; à la reine de Saba, qui, étant idolâtre, avait le pied fourchu; à Freya au pied de cygne, la plus belle des déesses scandinaves; à sainte Lucie, dont le corps, comme le nom, était lumière. Mais c'est chercher bien loin et s'amuser à se perdre. Qu'est-ce que Ma Mère l'Oie, sinon notre aïeule à tous et les aïeules de nos aïeules, femmes au cœur simple, aux bras noueux, qui firent leur tâche quotidienne avec une humble grandeur et qui, desséchées par l'âge, n'ayant, comme les cigales, ni chair ni sang, devisaient encore au coin de l'âtre, sous la poutre enfumée, et tenaient à tous les marmots de la maisonnée ces longs discours qui leur faisaient voir mille choses? Et la poésie rustique, la poésie des champs, des bois et des fontaines, sortait fraîche des lèvres de la vieille édentée.

… comme ces eaux si pures et si belles, qui coulent sans effort des sources naturelles.

Sur le canevas des ancêtres, sur le vieux fonds indou, la Mère l'Oie brodait des images familières, le château et les grosses tours, la chaumière, le champ nourricier, la forêt mystérieuse et les belles Dames, les fées tant connues des villageois et que Jeanne d'Arc aurait pu voir, le soir, sous le gros châtaignier, au bord de la fontaine…

Eh bien, cousine, vous ai-je gâté les contes de fées?

Laure

Parlez, parlez, je vous écoute.

Raymond

Pour moi, s'il fallait choisir, je donnerais de bon cœur toute une bibliothèque de philosophes, pour qu'on me laissât Peau-d'Âne. Il n'y a dans toute notre littérature que La Fontaine qui ait senti comme Ma Mère l'Oie la poésie du terroir, le charme robuste et profond des choses domestiques.

Mais permettez-moi de rassembler et de resserrer quelques observations importantes qu'il ne faut pas laisser s'éparpiller dans les hasards de la conversation. Les premières langues étaient tout en images et animaient tout ce qu'elles nommaient. Elles dotaient de sentiments humains les astres, les nuages, «vaches célestes», la lumière, les vents, l'aurore. De la parole imagée, vivante, animée, le mythe jaillit et le conte sortit du mythe. Le conte se transforma sans cesse; car le changement est la première nécessité de l'existence. Il fut pris au mot et à la lettre et ne rencontra pas, par bonheur, des gens d'esprit pour le réduire en allégorie et le tuer du coup. Les bonnes gens voyaient, en Peau-d'Âne, Peau-d'Âne elle-même, rien de plus, rien de moins. Perrault n'y chercha pas autre chose. La science vint qui embrassa d'un coup d'œil le long trajet du mythe et du conte et dit:

«L'aurore devint Peau-d’Âne.» Mais il faut qu'elle ajoute que, dès que Peau-d’Âne fut imaginée, elle prit une physionomie particulière et vécut pour son propre compte.

Laure

Je commence à voir clair dans ce que vous dites. Mais, puisque vous nommez Peau-d’Âne, je vous avouerai qu'il y a dans son histoire quelque chose qui me choque au dernier point. Est-ce un Indien qui a donné au père de Peau-d'Âne cette odieuse passion pour sa fille?

Raymond

Pénétrons le sens du mythe, et l'inceste qui vous fait horreur vous paraîtra bien innocent. Peau-d’Âne est l'aurore; elle est fille du soleil, puisqu'elle sort de la lumière. Quand on dit que le roi est amoureux de sa fille, cela signifie que le soleil, à son lever, court après l'aurore. De même, dans la mythologie védique, Prajâ-pati, seigneur de la création, protecteur de toute créature, identique au soleil, poursuit sa fille Ouschas, l'aurore, qui fuit devant lui.

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