Ce n'est être point dupe, cela! Les dupes sont ceux qui ne voient devant eux rien de beau ni de grand.
Octave
Il me semble, Raymond, que cette absurdité, que vous admirez si fort, a sa source dans l'imagination et que ce que vous venez de nous dire sous une forme brillante et paradoxale peut se traduire tout uniment ainsi: l'imagination fait d'un homme ému un artiste, et d'un brave homme un héros.
Raymond
Vous exprimez assez exactement une des faces de ma pensée; mais je voudrais bien savoir ce que vous entendez par le mot imagination et si, dans votre esprit, c'est la faculté de se représenter des choses qui sont ou des choses qui ne sont pas.
Octave
Je suis un homme qui ne sait que planter des choux, et je parle de l'imagination comme un aveugle des couleurs.
Mais je crois qu'elle n'est digne de son nom que quand elle donne l'être à des formes ou à des âmes nouvelles, en un mot, quand elle crée.
Raymond
L'imagination, telle que vous la définissez, n'est point une faculté humaine. L'homme est absolument incapable d'imaginer ce qu'il n'a ni vu, ni entendu, ni senti, ni goûté.
Je ne me mets pas à la mode et m'en tiens à mon vieux Condillac. Toutes les idées nous viennent par les sens, et l'imagination consiste, non pas à créer, mais à assembler des idées.
Laure
Osez-vous parler ainsi? Je puis, quand je veux, voir des anges.
Raymond
vous voyez des enfants avec des ailes d'oie. Les Grecs voyaient des centaures, des sirènes, des harpies, parce qu'ils avaient vu précédemment des hommes, des chevaux, des femmes, des poissons et des oiseaux. Swedenborg, qui a de l'imagination, décrit les habitants des planètes, ceux de Mars, ceux de Vénus, ceux de Saturne. Eh bien, il ne leur donne pas une seule qualité qui ne se trouve sur la terre; mais il assemble ces qualités de la manière la plus extravagante; il délire constamment. Voyez, au contraire, ce que fait une belle imagination naïve: Homère, ou, pour mieux dire, le rhapsode inconnu, fait émerger de la blanche mer une jeune femme, «comme une nuée». Elle parle, elle se lamente avec une sérénité céleste! «Hélas! enfant, dit-elle, pourquoi t'ai-je nourri?… Je t'enfantai dans ma maison pour une mauvaise destinée. Mais j'irai sur l'Olympe neigeux… J'irai dans la maison d'airain de Zeus, j'embrasserai ses genoux, et je crois qu'il sera gagné.» Elle parle, c'est Thétis, elle est déesse. La nature a donné la femme, la mer et la nuée; le poète les a associées.
Toute poésie, toute féerie est dans ces associations heureuses.
Voyez comme à travers la sombre ramure un rayon de lune glisse sur l'écorce argentée des bouleaux. Le rayon tremble, ce n'est pas un rayon, c'est la robe blanche d'une fée. Les enfants qui l'apercevront vont s'enfuir, saisis d'un effroi délicieux.
Ainsi naquirent les fées et les dieux. Il n'y a pas, dans le monde surnaturel, un atome qui n'existe dans le monde naturel.
Laure
Comme vous mêlez les déesses d'Homère et les fées de Perrault!
Raymond
Elles ont, les unes et les autres, la même origine et la même nature. Ces rois, ces princes charmants, ces princesses belles comme le jour, ces ogres qui amusent et effrayent les petits enfants, furent des dieux et des déesses autrefois et remplirent d'épouvante ou d'allégresse l'enfance de l'humanité. Le Petit Poucet, Peau-d'Âne et Barbe-Bleue sont d'antiques et vénérables récits qui viennent de loin, de très loin.
Laure
D'où?
Raymond
Eh! le sais-je? On a voulu, on veut encore nous prouver qu'ils sont originaires de la Bactriane; on veut qu'ils aient été inventés sous les térébinthes de cette âpre contrée, par les aïeux nomades des Hellènes, des Latins, des Celtes et des Germains. Cette théorie a été élevée et soutenue par des savants très graves qui, s'ils se trompent, du moins ne se trompent point à la légère. Et il faut une bonne tête pour édifier scientifiquement des billevesées. Un polyglotte peut seul divaguer en vingt langues. Les savants dont je vous parle ne divaguent jamais. Mais certains faits, relatifs aux contes, fables et légendes qu'ils tiennent pour indo-européens, leur causent un embarras inextricable.
Quand ils ont bien sué pour vous prouver que Peau-d'Âne vient de la Bactriane et que le roman du Renard est propre à la race japhétique, des voyageurs retrouvent le roman du Renard chez les Zoulous et Peau-d'Âne chez les Papous.
Leur théorie en souffre cruellement. Mais les théories ne sont créées et mises au monde que pour souffrir des faits qu'on y met, être disloquées dans tous leurs membres, enfler et finalement crever comme des ballons. Toutefois, ceci est assez probable que les contes de fées, et notamment ceux de Perrault, procèdent des plus antiques traditions de l'humanité!
Octave
Je vous arrête, Raymond. Bien que peu au fait de la science contemporaine, et plus occupé d'agriculture que d'érudition, j'ai lu dans un petit livre fort bien écrit que les ogres n'étaient autres que ces Hongres ou Hongrois qui ravagèrent l'Europe au Moyen Age, et que la légende de Barbe-Bleue s'était formée d'après l'histoire trop vraie de ce monstrueux maréchal de Raiz qui fut pendu sous Charles VII.
Raymond
Nous avons changé tout cela, mon cher Octave, et votre petit livre, qui a pour auteur le baron Walckenaer, est bon à faire des comtes. Les Hongrois s'abattirent, en effet, comme des sauterelles sur l'Europe à la fin du XIe siècle.
C'étaient d'épouvantables barbares; mais la forme de leur nom dans les langues romanes s'oppose à la dérivation proposée par le baron Walckenaer. Dieu donne au mot ogre une plus ancienne origine; il le fait sortir du latin orcus, qui, selon Alfred Maury, est d'origine étrusque.
Orcus est l'enfer, le dieu dévorant, qui se repaît de chair et préfère celle des enfants au berceau. Quant à Gilles de Raiz, il fut, en effet, pendu à Nantes en 1440. Mais ce n'est pas pour avoir égorgé sept femmes; son histoire trop véridique ne ressemble en rien au conte, et c'est faire tort à Barbe-Bleue que de le confondre avec cet abominable maréchal. Barbe-Bleue n'est pas aussi noir qu'on le fait.
Laure
Pas aussi noir?
Raymond
Il n'est pas noir du tout, puisque c'est le soleil.
Laure
Le soleil qui tue ses femmes et qui est tué par un dragon et par un mousquetaire! Cela est ridicule! Je ne connais ni votre Gilles de Raiz ni vos Hongrois; mais il me semble beaucoup plus raisonnable de croire, avec mon mari, qu'un fait historique…