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Tout bien considéré, il était difficile de soupçonner de graves inconvénients à cette étourderie.

Qui donc serait venu, passé minuit, jusqu’à ce cabaret ? Sa redoutable renommée élevait autour de lui comme des fortifications. Les pires coquins n’y buvaient pas sans inquiétude, craignant, s’ils venaient à perdre conscience de leurs actes, d’être dépouillés par des voleurs au poivrier.

Il se pouvait, tout au plus, qu’un intrépide, revenant de danser à l’Arc-en-Ciel, où il y avait bal de nuit, se sentant quelques sous en poche, et altéré par conséquent, eût été attiré par les lueurs qui s’échappaient de la porte.

Mais il suffisait d’un regard à l’intérieur pour mettre en fuite les plus braves.

En moins d’une seconde, le jeune policier avait envisagé toutes ces probabilités, mais il n’en avait soufflé mot au père Absinthe.

C’est que, peu à peu, l’ivresse de sa joie et de ses espérances s’était dissipée, il était revenu à son calme habituel et, faisant un retour sur soi, il n’était pas enchanté de sa conduite.

Qu’il expérimentât son système d’investigations sur le père Absinthe, comme l’apprenti tribun essaie sur ses amis ses moyens oratoires, rien de mieux.

Même, il avait accablé de sa supériorité le vétéran de la rue de Jérusalem, il l’en avait écrasé.

Le beau mérite et la rare victoire !… Le bonhomme était un bêta ; lui, Lecoq, se croyait très fin… Était-ce une raison pour se pavaner et faire la roue ?…

Si encore il eût donné de sa force et de sa pénétration une preuve éclatante !… Mais qu’avait-il fait ?… Le mystère était-il éclairci ?… Le succès cessait-il d’être problématique ?… Pour un fil tiré, l’écheveau n’est pas débrouillé.

Cette nuit-là, sans doute, alors que se décidait son avenir de policier, il se jura que, s’il ne parvenait pas à se guérir de sa vanité, il s’efforcerait de la dissimuler.

C’est donc d’un ton fort modeste qu’il s’adressa à son compagnon :

– Nous en avons fini avec le dehors, dit-il ; ne serait-il pas sage de nous occuper de l’intérieur ?…

Tout semblait bien tel que l’avaient vu les deux agents en s’éloignant. Une chandelle à mèche fumeuse et charbonnée éclairait de ses reflets rougeâtres le même désordre, et les cadavres roidis des trois victimes.

Sans perdre une minute, Lecoq se mit à ramasser et à étudier un à un tous les objets renversés. Quelques-uns étaient encore intacts. Ceci tenait à ce que la veuve Chupin avait reculé devant la dépense d’un carrelage, jugeant assez bon pour les pieds de ses pratiques le terrain même sur lequel était bâti le cabaret. Ce sol, qui avait dû être uni autrefois, comme l’aire des fermes, s’était dégradé à la longue, et par les temps humides, par les jours de dégel, il n’était guère moins boueux que « la plaine » elle-même.

Les premières recherches donnèrent les débris d’un saladier, et une grande cuiller de fer, trop tordue pour n’avoir pas servi d’arme pendant la bataille.

Il était clair qu’aux premiers mots de la querelle, les victimes se régalaient de ce mélange d’eau, de vin et de sucre, classique aux barrières, sous le nom de vin à la française.

Après le saladier, les deux agents réunirent cinq de ces horribles verres de cabaret, lourds, à fond très épais, qui semblent devoir contenir une demi-bouteille, et qui, en réalité, ne tiennent presque rien. Trois étaient brisés, deux entiers.

Il y avait eu du vin dans ces cinq verres … du même vin à la française. On le voyait, mais pour plus de sûreté, Lecoq appliqua sa langue sur l’espèce de mélasse bleuâtre restée au fond de chacun d’eux.

– Diable !… murmura-t-il d’un air inquiet.

Aussitôt il examina successivement le dessus de toutes les tables renversées. Sur l’une d’elles, celle qui se trouvait entre la cheminée et la fenêtre, on distinguait les traces encore humides de cinq verres, du saladier et même de la cuiller.

Cette circonstance avait pour le jeune policier une énorme gravité.

Elle prouvait clairement que cinq personnes avaient vidé le saladier de compagnie. Mais quelles personnes ?…

– Oh !… fit Lecoq sur deux tons différents. Oh !… Ne serait-ce donc pas avec le meurtrier qu’étaient les deux femmes !…

Un moyen simple se présentait pour lever tous les doutes. C’était de voir si on ne découvrirait pas d’autres verres. On n’en découvrit qu’un, de la même forme que les autres, mais plus petit. On y avait bu de l’eau-de-vie.

Donc les femmes n’étaient pas avec le meurtrier, donc il ne s’était pas battu parce que les autres les avaient insultées, donc…

Du coup, toutes les suppositions de Lecoq s’en allaient à vau-l’eau. C’était un premier échec, il s’en désolait en silence, quand le père Absinthe, qui n’avait pas cessé de fureter, poussa un cri.

Le jeune policier se retourna, il vit que l’autre était tout pâle.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.

– Il y a que quelqu’un est venu en notre absence.

– Impossible !…

Ce n’était pas impossible, c’était vrai.

Lorsque Gévrol avait arraché le tablier de la veuve Chupin, il l’avait jeté sur les marches de l’escalier, aucun des agents n’y avait touché… Eh bien !… les poches de ce tablier étaient retournées, c’était une preuve cela, c’était l’évidence.

Le jeune policier était consterné, et la contraction de son visage disait l’effort de sa pensée.

– Qui peut être venu ?… murmurait-il. Des voleurs ?… C’est improbable…

Puis, après un long silence que le vieil agent se garda bien d’interrompre :

– Celui qui est venu, s’écria-t-il, qui a osé pénétrer dans cette salle gardée par les cadavres d’hommes assassinés… celui-là ne peut être que le complice… Mais ce n’est pas assez d’un soupçon, il me faut une certitude, il me la faut, je la veux !…

Ah !… ils la cherchèrent longtemps, et ce n’est qu’après plus d’une heure d’efforts, que, devant la porte enfoncée par Gévrol, ils démêlèrent dans la boue, entre tous les piétinements, une empreinte qui se rapportait exactement à celles de l’homme qui était venu épier dans le jardin. Ils comparèrent, ils reconnurent les mêmes dessins formés par les clous, sous la semelle.

– C’est donc lui ! dit le jeune policier. Il nous a guettés, il nous a vus nous éloigner et il est entré… Mais pourquoi ?… Quelle nécessité pressante, irrésistible, a pu le décider à braver un danger imminent ?…

Il saisit la main de son compagnon, et la serrant à la briser :

– Pourquoi ?… continua-t-il violemment. Ah !… je ne le devine que trop. Il avait été laissé ici, oublié, perdu, quelque pièce de conviction qui devait éclairer les ténèbres de cette horrible affaire… Et pour la ressaisir, pour la reprendre, il s’est dévoué. Et dire que c’est par ma faute, par ma seule faute à moi, que cette preuve décisive nous échappe… Et je me croyais fort !… Quelle leçon !… Il fallait fermer la porte, un imbécile y eût songé…

Il s’interrompit et demeura bouche béante, la pupille dilatée, étendant le doigt vers un des coins de la salle.

– Qu’avez-vous ? demanda le bonhomme effrayé.

Il ne répondit pas ; mais lentement, avec les mouvements roides d’un somnambule, il s’approcha de l’endroit qu’il avait désigné du doigt, se baissa, ramassa un objet fort menu, et dit :

– Mon étourderie ne méritait pas ce bonheur.

L’objet qu’il avait ramassé était une boucle d’oreille, du genre de celles que les joailliers appellent des boutons. Elle était composée d’un seul diamant, très gros. La monture était d’une merveilleuse délicatesse…

– Ce diamant, déclara-t-il, après un moment d’examen, doit valoir pour le moins cinq ou six mille francs.

– Vraiment ?…

– Je crois pouvoir l’affirmer.

Il n’eût pas dit : « je crois, » quelques heures plus tôt, il eût dit carrément : « j’affirme. » Mais une première erreur était une leçon qu’il ne devait oublier de sa vie.

– Peut-être, objecta le père Absinthe, peut-être est-ce cette boucle d’oreille, que venait chercher le complice ?

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