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Le squale avait vu les scaphandres et se dirigeait vers eux.

Un instant, son énorme corps apparut dans la transparence des eaux, rayé et tacheté de vert. Il mesurait seize à dix- huit pieds de long. Un monstre!

Ce fut sur Kin-Fo qu'il se précipita tout d'abord, en se retournant à demi pour le happer.

Kin-Fo ne perdit rien de son sang-froid. Au moment où le squale allait l'atteindre, il lui appuya sa pagaie sur le dos, et, d'une poussée vigoureuse, il s'écarta vivement.

Craig et Fry s'étaient rapprochés, prêts à l'attaque, prêts à la défense.

Le requin plongea un instant et remonta, la gueule ouverte, sorte de large cisaille, hérissée d'une quadruple rangée de dents.

Kin-Fo voulut recommencer la manœuvre qui lui avait déjà réussi; mais sa pagaie rencontra la mâchoire de l'animal, qui la coupa net.

Le requin, à demi couché sur le flanc, se jeta alors sur sa proie.

A ce moment, des flots de sang fusèrent en gerbes et la mer se teignit de rouge.

Craig et Fry venaient de frapper l'animal à coups redoublés, et, si dure que fût sa peau, leurs couteaux américains à longues lames étaient parvenus à l'entamer.

La gueule du monstre s'ouvrit alors et se referma avec un bruit horrible, pendant que sa nageoire caudale battait l'eau formidablement. Fry reçut un coup de cette queue, qui le prit de flanc et le rejeta à dix pieds de là.

«Fry! cria Craig avec l'accent de la plus vive douleur, comme s'il eût reçu le coup lui-même.

– Hourra!» répondit Fry en revenant à la charge.

Il n'était pas blessé. Sa cuirasse de caoutchouc avait amorti la violence du coup de queue.

Le squale fut alors attaqué de nouveau et avec une véritable fureur. Il se tournait, se retournait. Kin-Fo était parvenu à lui enfoncer dans l'orbite de l'œil le bout brisé de sa pagaie, et il essayait, au risque d'être coupé en deux, de le maintenir immobile, pendant que Fry et Craig cherchaient à l'atteindre au cœur.

Il faut croire que les deux agents y réussirent, car le monstre, après s'être débattu une dernière fois, s'enfonça au milieu d'un dernier flot de sang.

«Hourra! hourra! hourra! s'écrièrent Fry-Craig d'une commune voix, en agitant leurs couteaux.

– Merci! dit simplement Kin-Fo.

– Il n'y a pas de quoi! répliqua Craig. Une bouchée de deux cent mille dollars à ce poisson!

– Jamais!» ajouta Fry.

Et Soun? Où était Soun? En avant cette fois, et déjà très rapproché de la barque, qui n'était pas à trois encablures.

Le poltron avait fui à force de pagaie. Cela faillit lui porter malheur.

Les pêcheurs, en effet, l'avaient aperçu; mais ils ne pouvaient imaginer que sous cet accoutrement de chien de mer il y eût une créature humaine. Ils se préparèrent donc à le pêcher, comme ils auraient fait d'un dauphin ou d'un phoque. Ainsi, dès que le prétendu animal fut à portée, une longue corde, munie d'un fort émerillon, se déroula du bord.

L'émerillon atteignit Soun au-dessus de la ceinture de son vêtement, et, en glissant, le déchira depuis le dos jusqu'à la nuque.

Soun, n'étant plus soutenu que par l'air contenu dans la double enveloppe du pantalon, culbuta, et resta la tête dans l'eau, les jambes en l'air.

Kin-Fo, Craig et Fry, arrivant alors, eurent la précaution d'interpeller les pêcheurs en bon chinois.

Frayeur extrême de ces braves gens! Des phoques qui parlaient! Ils allaient éventer leurs voiles, et fuir au plus vite…

Mais Kin-Fo les rassura, se fit reconnaître pour ce qu'ils étaient, ses compagnons et lui, c'est-à-dire des hommes, des Chinois comme eux!

Un instant après, les trois mammifères terrestres étaient à bord.

Restait Soun. On l'attira avec une gaffe, on lui releva la tête au-dessus de l'eau. Un des pêcheurs le saisit par son bout de queue et l'enleva…

La queue de Soun lui resta tout entière dans la main, et le pauvre diable fit un nouveau plongeon.

Les pêcheurs l'entourèrent alors d'une corde et parvinrent, non sans peine, à le hisser dans la barque.

A peine fut-il sur le pont et eut-il rejeté l'eau de mer qu'il venait d'avaler, que Kin-Fo s'approchait, et d'un ton sévère: «Elle était donc fausse?

– Sans cela, répondit Soun, est-ce que, moi qui connaissais vos habitudes, je serais jamais entré à votre service!»

Et il dit cela si drôlement, que tous éclatèrent de rire.

Ces pêcheurs étaient des gens de Fou-Ning. A moins de deux lieues s'ouvrait précisément le port que Kin-Fo voulait atteindre.

Le soir même, vers huit heures, il y débarquait avec ses compagnons, et, dépouillant les appareils du capitaine Boyton, tous quatre reprenaient l'apparence de créatures humaines.

XXI DANS LEQUEL CRAIG ET FRY VOIENT LA LUNE SE LEVER AVEC UNE EXTRÊME SATISFACTION

«Maintenant, au Taï-ping!» Tels furent les premiers mots que prononça Kin-Fo, le lendemain matin, 30 juin, après une nuit de repos, bien due aux héros de ces singulières aventures.

Ils étaient enfin sur ce théâtre des exploits de Lao-Shen.

La lutte allait s'engager définitivement.

Kin-Fo en sortirait-il vainqueur? Oui, sans doute, s'il pouvait surprendre le Taï-ping, car il paierait sa lettre du prix que Lao-Shen lui imposerait. Non, certainement, s'il se laissait surprendre, si un coup de poignard lui arrivait en pleine poitrine, avant qu'il eût été à même de traiter avec le farouche mandataire de Wang.

«Au Taï-ping!» avaient répondu Fry-Craig, après s'être consultés du regard.

L'arrivée de Kin-Fo, de Fry-Craig et de Soun, dans leur singulier costume, la façon dont les pêcheurs les avaient recueillis en mer, tout était pour exciter une certaine émotion dans le petit port de Fou-Ning. Difficile eût été d'échapper à la curiosité publique. Ils avaient donc été escortés, la veille, jusqu'à l'auberge, où, grâce à l'argent conservé dans la ceinture de Kin-Fo et dans le sac de Fry-Craig, ils s'étaient procuré des vêtements plus convenables. Si Kin-Fo et ses compagnons eussent été moins entourés en se rendant à l'auberge, ils auraient peut-être remarqué un certain Célestial, qui ne les quittait pas d'une semelle. Leur surprise se fût sans doute accrue, s'ils l'avaient vu faire le guet, pendant toute la nuit, à la porte de l'auberge. Leur méfiance, enfin, n'aurait pas manqué d'être excitée, lorsqu'ils l'auraient retrouvé le matin à la même place.

Mais ils ne virent rien, ils ne soupçonnèrent rien, ils n'eurent pas même lieu de s'étonner, lorsque ce personnage suspect vint leur offrir ses services en qualité de guide, au moment où ils sortaient de l'auberge.

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