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La chaise avançait donc lentement. L'encombrement était d'autant plus grand qu'elle se rapprochait du boulevard extérieur. Elle y arriva, cependant, et s'arrêta à l'intérieur du bastion, qui défend la porte, près du temple de la déesse Koanine.

Lé-ou descendit de la chaise, entra dans le temple, s'agenouilla d'abord, et se prosterna ensuite devant la statue de la déesse. Puis, elle se dirigea vers un appareil religieux, qui porte le nom de «moulin à prières».

C'était une sorte de dévidoir, dont les huit branches pinçaient à leur extrémité de petites banderoles ornées de sentences sacrées.

Un bonze attendait gravement, près de l'appareil, les dévots et surtout le prix des dévotions.

Lé-ou remit au serviteur de Bouddha quelques taëls, destinés à subvenir aux frais du culte; puis, de sa main droite, elle saisit la manivelle du dévidoir, et lui imprima un léger mouvement de rotation, après avoir appuyé sa main gauche sur son cœur. Sans doute, le moulin ne tournait pas assez rapidement pour que la prière fût efficace.

«Plus vite!» lui dit le bonze, en l'encourageant du geste.

Et la jeune femme de dévider plus vite!

Cela dura près d'un quart d'heure, après quoi le bonze affirma que les vœux de la postulante seraient exaucés.

Lé-ou se prosterna de nouveau devant la statue de la déesse Koanine, sortit du temple et remonta dans sa chaise pour reprendre le chemin de la maison.

Mais, au moment d'entrer dans la Grande Avenue, les porteurs durent se ranger précipitamment. Des soldats faisaient brutalement écarter le populaire. Les boutiques se fermaient par ordre. Les rues transversales se barraient de tentures bleues sous la garde des tipaos.

Un nombreux cortège occupait une partie de l'avenue et s'avançait bruyamment.

C'était l'empereur Koang-Sin, dont le nom signifie «Continuation de Gloire», qui rentrait dans sa bonne ville tartare, et devant lequel la porte centrale allait s'ouvrir.

Derrière les deux vedettes de tête venait un peloton d'éclaireurs, suivi d'un peloton de piqueurs, disposés sur deux rangs et portant un bâton en bandoulière.

Après eux, un groupe d'officiers de haut rang déployait le parasol jaune à volants, orné du dragon, qui est l'emblème de l'empereur comme le phénix est l'emblème de l'impératrice.

Le palanquin, dont la housse de soie jaune était relevée, parut ensuite, soutenu par seize porteurs à robes rouges semées de rosaces blanches, et cuirassés de gilets de soie piquée. Des princes du sang, des dignitaires, sur des chevaux harnachés de soie jaune en signe de haute noblesse, escortaient l'impérial véhicule.

Dans le palanquin, était à demi couché le Fils du Ciel, cousin de l'empereur Tong-Tche et neveu du prince Kong.

Après le palanquin venaient des palefreniers et des porteurs de rechange. Puis, tout ce cortège s'engloutit sous la porte de Tien, à la satisfaction des passants, marchands, mendiants, qui purent reprendre leurs affaires.

La chaise de Lé-ou continua donc sa route, et la déposa chez elle, après une absence de deux heures.

Ah! quelle surprise la bonne déesse Koanine avait ménagée à la jeune femme!

Au moment où la chaise s'arrêtait, une voiture toute poussiéreuse, attelée de deux mules, venait se ranger près de la porte. Kin-Fo, suivi de Craig-Fry et de Soun, en descendait!

«Vous! Vous! s'écria Lé-ou, qui ne pouvait en croire ses yeux!

– Chère petite sœur cadette! répondit Kin-Fo, vous ne doutiez pas de mon retour!…»

Lé-ou ne répondit pas. Elle prit la main de son ami et l'entraîna dans le boudoir, devant le petit appareil phonographique, discret confident de ses peines!

«Je n'ai pas cessé un seul instant de vous attendre, cher cœur brodé de fleurs de soie!» dit-elle.

Et, déplaçant le rouleau, elle poussa le ressort, qui le remit en mouvement.

Kin-Fo put alors entendre une douce voix lui répéter ce que la tendre Lé-ou disait quelques heures auparavant: «Reviens, petit frère bien-aimé! Reviens près de moi! Que nos cœurs ne soient plus séparés comme le sont les deux étoiles du Pasteur et de la Lyre! Toutes mes pensées sont pour ton retour…» L'appareil se tut une seconde… rien qu'une seconde. Puis, il reprit, mais d'une voix criarde, cette fois: «Ce n'est pas assez d'une maîtresse, il faut encore avoir un maître dans la maison! Que le prince Ien les étrangle tous deux!» Cette seconde voix n'était que trop reconnaissable. C'était celle de Nan. La désagréable «vieille mère» avait continué de parler après le départ de Lé-ou, tandis que l'appareil fonctionnait encore, et enregistrait, sans qu'elle s'en doutât, ses imprudentes paroles!

Servantes et valets, défiez-vous des phonographes!

Le jour même, Nan recevait son congé, et, pour la mettre à la porte, on n'attendit même pas les derniers jours de la septième lune!

XV QUI RÉSERVE CERTAINEMENT UNE SURPRISE A KIN-FO ET PEUT-ÊTRE AU LECTEUR

Rien ne s'opposait plus au mariage du riche Kin-Fo, de Shang-Haï, avec l'aimable Lé-ou, de Péking. Dans six jours seulement expirait le délai accordé à Wang pour accomplir sa promesse; mais l'infortuné philosophe avait payé de sa vie sa fuite inexplicable. Il n'y avait plus rien à craindre désormais. Le mariage pouvait donc se faire. Il fut décidé et fixé à ce vingt-cinquième jour de juin dont Kin-Fo avait voulu faire le dernier de son existence!

La jeune femme connut alors toute la situation. Elle sut par quelles phases diverses venait de passer celui qui, refusant une première fois de la faire misérable, et une seconde fois de la faire veuve, lui revenait, libre enfin de la faire heureuse.

Mais Lé-ou, en apprenant la mort du philosophe, ne put retenir quelques larmes. Elle le connaissait, elle l'aimait, il avait été le premier confident de ses sentiments pour Kin-Fo.

«Pauvre Wang! dit-elle. Il manquera bien à notre mariage!

– Oui! pauvre Wang, répondit Kin-Fo, qui regrettait, lui aussi, ce compagnon de sa jeunesse, cet ami de vingt ans.

– Et pourtant, ajouta-t-il, il m'aurait frappé comme il avait juré de le faire!

– Non, non! dit Lé-ou en secouant sa jolie tête, et peut-être n'a-t-il cherché la mort dans les flots du Peï-ho que pour ne pas accomplir cette affreuse promesse!»

Hélas! cette hypothèse n'était que trop admissible, que Wang avait voulu se noyer pour échapper à l'obligation de remplir son mandat! A cet égard, Kin-Fo pensait ce que pensait la jeune femme, et il y avait là deux cœurs desquels l'image du philosophe ne s'effacerait jamais.

Il va sans dire qu'à la suite de la catastrophe du, pont de Palikao, les gazettes chinoises cessèrent de reproduire les avis ridicules de l'honorable William J. Bidulph, si bien que la gênante célébrité de Kin-Fo s'évanouit aussi vite qu'elle s'était faite.

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