Cependant, un heureux hasard fit que la Sam-Yep atteignit, sans avaries graves, le centre de ce gigantesque disque atmosphérique, qui couvrait une aire de cent kilomètres. Là se trouvait un espace de deux à trois milles, mer calme, vent à peine sensible. C'était comme un lac paisible au milieu d'un océan démonté.
Ce fut le salut de la jonque, que l'ouragan avait poussée là, à sec de toile. Vers trois heures du matin, la fureur du cyclone tombait comme par enchantement, et les eaux furieuses tendaient à s'apaiser autour de ce petit lac central.
Mais, lorsque le jour vint, la Sam-Yep eût vainement cherché quelque terre à l'horizon. Plus une côte en vue.
Les eaux du golfe, reculées jusqu'à la ligne circulaire du ciel, l'entouraient de toutes parts.
XVIII OÙ CRAIG ET FRY, POUSSÉS PAR LA CURIOSITÉ, VISITENT LA CALE DE LA «SAM-YEP»
«Où sommes-nous, capitaine Yin? demanda Kin-Fo lorsque tout péril fut passé.
– Je ne puis le savoir au juste, répondit le capitaine, dont la figure était redevenue joviale.
– Dans le golfe de Pé-Tché-Li?
– Peut-être.
– Ou dans le golfe de Léao-Tong?
– Cela est possible.
– Mais où aborderons-nous?
– Où le vent nous poussera!
– Et quand?
– Il m'est impossible de le dire.
– Un vrai Chinois est toujours orienté, monsieur le capitaine, reprit Kin-Fo d'assez mauvaise humeur, en citant un dicton très à la mode dans l'Empire du Milieu.
– Sur terre, oui! répondit le capitaine Yin. Sur mer, non!»
Et sa bouche de se fendre jusqu'à ses oreilles.
«Il n'y a pas matière à rire, dit Kin-Fo.
– Ni à pleurer», répliqua le capitaine.
La vérité est que, si la situation n'avait rien d'alarmant, il était impossible au capitaine Yin de dire où se trouvait la Sam-Yep. Sa direction pendant la tempête tournante, comment l'eût-il relevée, sans boussole et sous l'action d'un vent dispersé sur les trois quarts du compas? La jonque, ses voiles serrées échappant presque entièrement à l'influence du gouvernail, avait été le jouet de l'ouragan.
Ce n'était donc pas sans raison que les réponses du capitaine avaient été si incertaines. Seulement, il aurait pu les produire avec moins de jovialité.
Cependant, tout compte fait, qu'elle eût été entraînée dans le golfe de Léao-Tong ou rejetée dans le golfe de Pé-Tché-Li, la Sam-Yep ne pouvait hésiter à mettre le cap au nord-ouest. La terre devait nécessairement se trouver dans cette direction. Question de distance, voilà tout.
Le capitaine Yin eût donc hissé ses voiles et marché dans le sens du soleil, qui brillait alors d'un vif éclat, si cette manœuvre eût été possible en ce moment.
Elle ne l'était pas.
En effet, calme plat après le typhon, pas un courant dans les couches atmosphériques, pas un souffle de vent. Une mer sans rides, à peine gonflée par les ondulations d'une large houle, simple balancement, auquel manque le mouvement de translation. La jonque s'élevait et s'abaissait sous une force régulière, qui ne la déplaçait pas. Une vapeur chaude pesait sur les eaux, et le ciel, si profondément troublé, pendant la nuit, semblait maintenant impropre à une lutte des éléments. C'était un de ces calmes «blancs», dont la durée échappe à toute appréciation.
«Très bien! se dit Kin-Fo. Après la tempête, qui nous a entraînés au large, le défaut de vent qui nous empêche de revenir vers la terre!»
Puis, s'adressant au capitaine: «Que peut durer ce calme? demanda-t-il.
– Dans cette saison, monsieur! Eh! qui pourrait le savoir? répondit le capitaine.
– Des heures ou des jours?
– Des jours ou des semaines! répliqua Yin avec un sourire de parfaite résignation, qui faillit mettre son passager en fureur.
– Des semaines! s'écria Kin-Fo. Est-ce que vous croyez que je puis attendre des semaines!
– Il le faudra bien, à moins que nous ne traînions notre jonque à la remorque!
– Au diable votre jonque, et tous ceux qu'elle porte, et moi le premier, qui ai eu la mauvaise idée de prendre passage à son bord!
– Monsieur, répondit le capitaine Yin, voulez-vous que je vous donne deux bons conseils?
– Donnez!
– Le premier, c'est d'aller tranquillement dormir, comme je vais le faire, ce qui sera sage, après toute une nuit passée sur le pont.
– Et le second? demanda Kin-Fo, que le calme du capitaine exaspérait autant que le calme de la mer.
– Le second? répondit Yin, c'est d'imiter mes passagers de la cale. Ceux-là ne se plaignent jamais et prennent le temps comme il vient.»
Sur cette philosophique observation, digne de Wang en personne, le capitaine regagna sa cabine, laissant deux ou trois hommes de l'équipage étendus sur le pont.
Pendant un quart d'heure, Kin-Fo se promena de l'avant à l'arrière, les bras croisés, ses doigts battant les trilles de l'impatience. Puis, jetant un dernier regard à cette morne immensité, dont la jonque occupait le centre, il haussa les épaules, et rentra dans le rouffle, sans avoir même adressé la parole à Fry-Craig.
Les deux agents, cependant, étaient là, appuyés sur la lisse, et, suivant leur habitude, causaient sympathiquement, sans parler. Ils avaient entendu les demandes de Kin-Fo, les réponses du capitaine, mais sans prendre part à la conversation. A quoi leur eût servi de s'y mêler, et pourquoi, surtout, se seraient-ils, plaints de ces retards, qui mettaient leur client de si mauvaise humeur?
En effet, ce qu'ils perdaient en temps, ils le gagnaient en sécurité. Puisque Kin-Fo ne courait aucun danger à bord et que la main de Lao-Shen ne pouvait l'y atteindre, que pouvaient-ils demander de mieux?
En outre, le terme après lequel leur responsabilité serait dégagée approchait. Quarante heures encore, et toute l'armée des Taï-ping se serait ruée sur l'ex-client de la Centenaire, qu'ils n'auraient pas risqué un cheveu pour le défendre. Très pratiques, ces Américains! Dévoués à Kin-Fo tant qu'il valait deux cent mille dollars! Absolument indifférents à ce qui lui arriverait, quand il ne vaudrait plus une sapèque!
Craig et Fry, ayant ainsi raisonné, déjeunèrent de fort bon appétit. Leurs provisions étaient d'excellente qualité. Ils mangèrent du même plat, à la même assiette, la même quantité de bouchées de pain et de morceaux de viande froide. Ils burent le même nombre de verres d'un excellent vin de Chao-Chigne, à la santé de l'honorable William J. Bidulph. Ils fumèrent la même demi-douzaine de cigares, et prouvèrent une fois de plus qu'on peut être «Siamois» de goûts et d'habitudes, si on ne l'est pas de naissance.