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Grâce aux deux gardes du corps, la queue de Soun n'avait pas diminué d'une ligne pendant le voyage. Le paresseux aurait donc eu fort mauvaise grâce à se plaindre.

Ce n'était pas sans motif que Kin-Fo, en quittant Shang-Haï, s'était tout d'abord arrêté à Nan-King. Il pensait avoir quelques chances d'y retrouver le philosophe.

Wang, en effet, avait pu être attiré par ses souvenirs dans cette malheureuse ville, qui fut le principal centre de la rébellion des Tchang-Mao. N'avait-elle pas été occupée et défendue par ce modeste maître d'école, ce redoutable Rong-Siéou-Tsien, qui devint l'empereur des Taï-ping et tint si longtemps en échec l'autorité mantchoue? N'est-ce pas dans cette cité qu'il proclama l'ère nouvelle de la «Grande Paix»? N'est-ce pas là qu'il s'empoisonna, en 1864, pour ne pas se rendre vivant à ses ennemis? N'est-ce pas de l'ancien palais des rois que s'échappa son jeune fils, dont les Impériaux allaient bientôt faire tomber la tête?

N'est-ce pas au milieu des ruines de la ville incendiée que ses ossements furent arrachés à la tombe et jetés en pâture aux plus vils animaux? N'est-ce pas enfin dans cette province que cent mille des anciens compagnons de Wang furent massacrés en trois jours?

Il était donc possible que le philosophe, pris d'une sorte de nostalgie depuis le changement apporté à son existence, se fût réfugié dans ces lieux, pleins de souvenirs personnels. De là, en quelques heures, il pouvait revenir à Shang-Haï, prêt à frapper…

Voilà pourquoi Kin-Fo s'était d'abord dirigé sur Nan-King, et voulut s'arrêter à cette première étape de son voyage. S'il y rencontrait Wang, tout serait dit, et il en finirait avec cette absurde situation. Si Wang ne paraissait pas, il continuerait ses pérégrinations à travers le Céleste Empire, jusqu'au jour où, le délai passé, il n'aurait plus rien à craindre de son ancien maître et ami.

Kin-Fo, accompagné de Craig et Fry, suivi de Soun, se rendit à un hôtel, situé dans un de ces quartiers à demi dépeuplés, autour desquels s'étendent comme un désert les trois quarts de l'ancienne capitale.

«Je voyage sous le nom de Ki-Nan, se contenta de dire Kin-Fo à ses compagnons, et j'entends que mon véritable nom ne soit jamais prononcé, sous quelque prétexte que ce soit.

– Ki…, fit Craig.

– Nan, acheva de dire Fry.

– Ki-Nan», répéta Soun.

On le comprend, Kin-Fo, qui fuyait les inconvénients de la célébrité à Shang-Haï, n'avait pas envie de les retrouver sur sa route. D'ailleurs, il n'avait rien dit à Fry-Craig de la présence possible du philosophe à Nan-King. Ces méticuleux agents auraient déployé un luxe de précautions que justifiait la valeur pécuniaire de leur client, mais dont celui-ci eût été fort ennuyé. En effet, ils eussent voyagé à travers un pays suspect avec un million dans leur poche, qu'ils ne se seraient pas montrés plus prudents. Après tout, n'était-ce pas un million que la Centenaire avait confié à leur garde?

La journée entière se passa à visiter les quartiers, les places, les rues de Nan-King. De la porte de l'Ouest à la porte de l'Est, du nord au midi, la cité, si déchue de son ancienne splendeur, fut rapidement parcourue. Kin-Fo allait d'un bon pas, parlant peu, regardant beaucoup.

Aucun visage suspect ne se montra, ni sur les canaux, que fréquentait le gros de la population, ni dans ces rues dallées, perdues entre les décombres, et déjà envahies par les plantes sauvages. Nul étranger ne fut vu, errant sous les portiques de marbre à demi détruits, les pans de murailles calcinées, qui marquent l'emplacement du Palais Impérial, théâtre de cette lutte suprême, où Wang, sans doute, avait résisté jusqu'à la dernière heure. Personne ne chercha à se dérober aux yeux des visiteurs, ni autour du yamen des missionnaires catholiques, que les Nankinois voulurent massacrer en 1870, ni aux environs de la fabrique d'armes, nouvellement construite avec les indestructibles briques de la célèbre tour de porcelaine, dont les Taï-ping avaient jonché le sol.

Kin-Fo, sur qui la fatigue ne semblait pas avoir prise, allait toujours. Entraînant ses deux acolytes, qui ne faiblissaient pas, distançant l'infortuné Soun, peu accoutumé à ce genre d'exercice, il sortit par la porte de l'Est et s'aventura dans la campagne déserte.

Une interminable avenue, bordée d'énormes animaux de granit, s'ouvrait là, à quelque distance du mur d'enceinte.

Kin-Fo suivit cette avenue d'un pas plus rapide encore.

Un petit temple en fermait l'extrémité. Derrière, s'élevait un «tumulus», haut comme une colline. Sous ce tertre reposait Rong-Ou, le bonze devenu empereur, l'un de ces hardis patriotes qui, cinq siècles auparavant, avaient lutté contre la domination étrangère. Le philosophe ne serait-il pas venu se retremper dans ces glorieux souvenirs, sur le tombeau même où reposait le fondateur de la dynastie des Ming?

Le tumulus était désert, le temple abandonné. Pas d'autres gardiens que ces colosses à peine ébauchés dans le marbre, ces fantastiques animaux qui peuplaient seuls la longue avenue.

Mais, sur la porte du temple, Kin-Fo aperçut, non sans émotion, quelques signes qu'une main y avait gravés. Il s'approcha et lut ces trois lettres W. K.-F.

Wang! Kin-Fo! Il n'y avait pas à douter que le philosophe n'eût récemment passer là!

Kin-Fo, sans rien dire, regarda, chercha…Personne.

Le soir, Kin-Fo, Craig, Fry, Soun, qui se traînait, rentraient à l'hôtel, et, le lendemain matin, ils avaient quitté Nan-King.

XII DANS LEQUEL KIN-FO, SES DEUX ACOLYTES ET SON VALET S'EN VONT À L'AVENTURE

Quel est ce voyageur que l'on voit courant sur les grandes routes fluviales ou carrossables, sur les canaux et les rivières du Céleste Empire? Il va, il va toujours, ne sachant, pas la veille où il sera le lendemain. Il traverse les villes sans les voir, il ne descend dans les hôtels ou les auberges que pour y dormir quelques heures, il ne s'arrête aux restaurations que pour y prendre de rapides repas.

L'argent ne lui tient pas à la main; il le prodigue, il le jette pour activer sa marche.

Ce n'est point un négociant qui s'occupe d'affaires. Ce n'est point un mandarin que le ministre a chargé de quelque importante et pressante mission. Ce n'est point un artiste en quête des beautés de la nature. Ce n'est point un lettré, un savant, que son goût entraîne à la recherche des antiques documents, enfermés dans les bonzeries ou les lamaneries de la vieille Chine. Ce n'est ni un étudiant qui se rend à la pagode des Examens pour y conquérir ses grades universitaires, ni un prêtre de Bouddha courant la campagne pour inspecter les petits autels champêtres, érigés entre les racines du banyan sacré, ni un pèlerin qui va accomplir quelque vœu à l'une des cinq montagnes saintes du Céleste Empire.

C'est le faux Ki-Nan, accompagné de Fry-Craig, toujours dispos, suivi de Soun, de plus en plus fatigué. C'est Kin-Fo, dans cette bizarre disposition d'esprit qui le porte à fuir et à chercher à la fois l'introuvable Wang. C'est le client de la Centenaire, qui ne demande à cet incessant va-et-vient que l'oubli de sa situation et peut-être une garantie contre les dangers invisibles dont il est menacé.

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