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Cinq mois environ après son mariage, Thérèse eut une épouvante. Elle acquit la certitude qu’elle était enceinte. La pensée d’avoir un enfant de Laurent lui paraissait monstrueuse, sans qu’elle s’expliquât pourquoi. Elle avait vaguement peur d’accoucher d’un noyé. Il lui semblait sentir dans ses entrailles le froid d’un cadavre dissous et amolli. À tout prix, elle voulut débarrasser son sein de cet enfant qui la glaçait et qu’elle ne pouvait porter davantage. Elle ne dit rien à son mari, et, un jour, après l’avoir cruellement provoqué, comme il levait le pied contre elle, elle présenta le ventre. Elle se laissa frapper ainsi à en mourir. Le lendemain, elle faisait une fausse couche.

De son côté, Laurent menait une existence affreuse. Les journées lui semblaient d’une longueur insupportable; chacune d’elles ramenait les mêmes angoisses, les mêmes ennuis lourds, qui l’accablaient à heures fixes avec une monotonie et une régularité écrasantes. Il se traînait dans sa vie, épouvanté chaque soir par le souvenir de la journée et par l’attente du lendemain. Il savait que, désormais, tous ses jours se ressembleraient, que tous lui apporteraient d’égales souffrances. Et il voyait les semaines, les mois, les années qui l’attendaient, sombres et implacables, venant à la file, tombant sur lui et l’étouffant peu à peu. Lorsque l’avenir est sans espoir, le présent prend une amertume ignoble. Laurent n’avait plus de révolte, il s’avachissait, il s’abandonnait au néant qui s’emparait déjà de son être. L’oisiveté le tuait. Dès le matin, il sortait, ne sachant où aller, écœuré à la pensée de faire ce qu’il avait fait la veille, et forcé malgré lui de le faire de nouveau. Il se rendait à son atelier, par habitude, par manie. Cette pièce, aux murs gris, d’où l’on ne voyait qu’un carré désert de ciel, l’emplissait d’une tristesse morne. Il se vautrait sur son divan, les bras pendants, la pensée alourdie. D’ailleurs, il n’osait plus toucher à un pinceau. Il avait fait de nouvelles tentatives, et toujours la face de Camille s’était mise à ricaner sur la toile. Pour ne pas glisser à la folie, il finit par jeter sa boîte à couleurs dans un coin, par s’imposer la paresse la plus absolue. Cette paresse forcée lui était d’une lourdeur incroyable.

L’après-midi, il se questionnait avec angoisse pour savoir ce qu’il ferait. Il restait pendant une demi-heure, sur le trottoir de la rue Mazarine, à se consulter, à hésiter sur les distractions qu’il pourrait prendre. Il repoussait l’idée de remonter à son atelier, il se décidait toujours à descendre la rue Guénégaud, puis à marcher le long des quais. Et, jusqu’au soir, il allait devant lui, hébété, pris de frissons brusques, lorsqu’il regardait la Seine. Qu’il fût dans son atelier ou dans les rues, son accablement était le même. Le lendemain, il recommençait, il passait la matinée sur son divan, il se traînait l’après-midi le long des quais. Cela durait depuis des mois, et cela pouvait durer pendant des années.

Parfois Laurent songeait qu’il avait tué Camille pour ne rien faire ensuite, et il était tout étonné, maintenant qu’il ne faisait rien, d’endurer de telles souffrances. Il aurait voulu se forcer au bonheur. Il se prouvait qu’il avait tort de souffrir, qu’il venait d’atteindre la suprême félicité, qui consiste à se croiser les bras, et qu’il était un imbécile de ne pas goûter en paix cette félicité. Mais ses raisonnements tombaient devant les faits. Il était obligé de s’avouer au fond de lui que son oisiveté rendait ses angoisses plus cruelles en lui laissant toutes les heures de sa vie pour songer à ses désespoirs et en approfondir l’âpreté incurable. La paresse, cette existence de brute qu’il avait rêvée, était son châtiment. Par moments, il souhaitait avec ardeur une occupation qui le tirât de ses pensées. Puis il se laissait aller, il retombait sous le poids de la fatalité sourde qui lui liait les membres pour l’écraser plus sûrement.

À la vérité, il ne goûtait quelque soulagement que lorsqu’il battait Thérèse, le soir. Cela le faisait sortir de sa douleur engourdie.

Sa souffrance la plus aiguë, souffrance physique et morale, lui venait de la morsure que Camille lui avait faite au cou. À certains moments, il s’imagina que cette cicatrice lui couvrait tout le corps. S’il venait à oublier le passé, une piqûre ardente, qu’il croyait ressentir, rappelait le meurtre à sa chair et à son esprit. Il ne pouvait se mettre devant un miroir, sans voir s’accomplir le phénomène qu’il avait si souvent remarqué et qui l’épouvantait toujours: sous l’émotion qu’il éprouvait, le sang montait à son cou, empourprait la plaie, qui se mettait à lui ronger la peau. Cette sorte de blessure vivant sur lui, se réveillant, rougissant et le mordant au moindre trouble, l’effrayait et le torturait. Il finissait par croire que les dents du noyé avaient enfoncé là une bête qui le dévorait. Le morceau de son cou où se trouvait la cicatrice ne lui semblait plus appartenir à son corps; c’était comme de la chair étrangère qu’on aurait collée en cet endroit, comme une viande empoisonnée qui pourrissait ses propres muscles. Il portait ainsi partout avec lui le souvenir vivant et dévorant de son crime. Thérèse, quand il la battait, cherchait à l’égratigner à cette place; elle y entrait parfois ses ongles et le faisait hurler de douleur. D’ordinaire, elle feignait de sangloter, dès qu’elle voyait la morsure, afin de la rendre plus insupportable à Laurent. Toute la vengeance qu’elle tirait de ses brutalités était de le martyriser à l’aide de cette morsure.

Il avait bien des fois été tenté, lorsqu’il se rasait, de s’entamer le cou, pour faire disparaître les marques des dents du noyé. Devant le miroir, quand il levait le menton et qu’il apercevait la tache rouge, sous la mousse blanche du savon, il lui prenait des rages soudaines, il approchait vivement le rasoir, près de couper en pleine chair. Mais le froid du rasoir sur sa peau le rappelait toujours à lui; il avait une défaillance, il était obligé de s’asseoir et d’attendre que sa lâcheté rassurée lui permît d’achever de se faire la barbe.

Il ne sortait, le soir, de son engourdissement que pour entrer dans des colères aveugles et puériles. Lorsqu’il était las de se quereller avec Thérèse et de la battre, il donnait, comme les enfants, des coups de pied dans les murs, il cherchait quelque chose à briser. Cela le soulageait. Il avait une haine particulière pour le chat tigré François qui, dès qu’il arrivait, allait se réfugier sur les genoux de l’impotente. Si Laurent ne l’avait pas encore tué, c’est qu’à la vérité il n’osait le saisir. Le chat le regardait avec de gros yeux ronds d’une fixité diabolique. C’étaient ces yeux, toujours ouverts sur lui, qui exaspéraient le jeune homme; il se demandait ce que lui voulaient ces yeux qui ne le quittaient pas; il finissait par avoir de véritables épouvantes, s’imaginant des choses absurdes. Lorsque à table, à n’importe quel moment, au milieu d’une querelle ou d’un long silence, il venait tout d’un coup, en tournant la tête, à apercevoir les regards de François qui l’examinait d’un air lourd et implacable, il pâlissait, il perdait la tête, il était sur le point de crier au chat: «Hé! parle donc, dis-moi enfin ce que tu me veux.» Quand il pouvait lui écraser une patte ou la queue, il le faisait avec une joie effrayée, et alors le miaulement de la pauvre bête le remplissait d’une vague terreur, comme s’il eût entendu le cri de douleur d’une personne. Laurent, à la lettre, avait peur de François. Depuis surtout que ce dernier vivait sur les genoux de l’impotente, comme au sein d’une forteresse inexpugnable, d’où il pouvait impunément braquer ses yeux verts sur son ennemi, le meurtrier de Camille établissait une vague ressemblance entre cette bête irritée et la paralytique. Il se disait que le chat, ainsi que Mme Raquin, connaissait le crime et le dénoncerait, si jamais il parlait un jour.

Un soir enfin, François regarda si fixement Laurent, que celui-ci, au comble de l’irritation, décida qu’il fallait en finir. Il ouvrit toute grande la fenêtre de la salle à manger, et vint prendre le chat par la peau du cou. Mme Raquin comprit; deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. Le chat se mit à jurer, à se roidir, en tâchant de se retourner pour mordre la main de Laurent. Mais celui-ci tint bon; il lui fit faire deux ou trois tours, puis l’envoya de toute la force de son bras contre la grande muraille noire d’en face. François s’y aplatit, s’y cassa les reins, et retomba sur le vitrage du passage. Pendant toute la nuit, la misérable bête se traîna le long de la gouttière, l’échine brisée, en poussant des miaulements rauques. Cette nuit-là, Mme Raquin pleura François presque autant qu’elle avait pleuré Camille; Thérèse eut une atroce crise de nerfs. Les plaintes du chat étaient sinistres, dans l’ombre, sous les fenêtres.

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