Литмир - Электронная Библиотека
A
A

C’est ainsi que Laurent s’était mis à trembler devant un coin d’ombre, comme un enfant poltron. L’être frissonnant et hagard, le nouvel individu qui venait de se dégager en lui du paysan épais et abruti, éprouvait les peurs, les anxiétés des tempéraments nerveux. Toutes les circonstances, les caresses fauves de Thérèse, la fièvre du meurtre, l’attente épouvantée de la volupté, l’avaient rendu comme fou, en exaltant ses sens, en frappant à coups brusques et répétés sur ses nerfs. Enfin l’insomnie était venue fatalement, apportant avec elle l’hallucination. Dès lors, Laurent avait roulé dans la vie intolérable, dans l’effroi éternel où il se débattait.

Ses remords étaient purement physiques. Son corps, ses nerfs irrités et sa chair tremblante avaient seuls peur du noyé. Sa conscience n’entrait pour rien dans ses terreurs, il n’avait pas le moindre regret d’avoir tué Camille; lorsqu’il était calme, lorsque le spectre ne se trouvait pas là, il aurait commis de nouveau le meurtre, s’il avait pensé que son intérêt l’exigeât. Pendant le jour, il se raillait de ses effrois, il se promettait d’être fort, il gourmandait Thérèse, qu’il accusait de le troubler; selon lui, c’était Thérèse qui frissonnait, c’était Thérèse seule qui amenait des scènes épouvantables, le soir, dans la chambre. Et, dès que la nuit tombait, dès qu’il était enfermé avec sa femme, des sueurs glacées montaient à sa peau, des effrois d’enfant le secouaient. Il subissait ainsi des crises périodiques, des crises de nerfs qui revenaient tous les soirs, qui détraquaient ses sens, en lui montrant la face verte et ignoble de sa victime. On eût dit les accès d’une effrayante maladie, d’une sorte d’hystérie du meurtre. Le nom de maladie, d’affection nerveuse était réellement le seul qui convînt aux épouvantes de Laurent. Sa face se convulsionnait, ses membres se raidissaient; on voyait que les nerfs se nouaient en lui. Le corps souffrait horriblement, l’âme restait absente. Le misérable n’éprouvait pas un repentir; la passion de Thérèse lui avait communiqué un mal effroyable, et c’était tout.

Thérèse se trouvait, elle aussi, en proie à des secousses profondes. Mais, chez elle, la nature première n’avait fait que s’exalter outre mesure. Depuis l’âge de dix ans, cette femme était troublée par des désordres nerveux, dus en partie à la façon dont elle grandissait dans l’air tiède et nauséabond de la chambre où râlait le petit Camille. Il s’amassait en elle des orages, des fluides puissants qui devaient éclater plus tard en véritables tempêtes. Laurent avait été pour elle ce qu’elle avait été pour Laurent, une sorte de choc brutal. Dès la première étreinte d’amour, son tempérament sec et voluptueux s’était développé avec une énergie sauvage; elle n’avait plus vécu que pour la passion. S’abandonnant de plus en plus aux fièvres qui la brûlaient, elle en était arrivée à une sorte de stupeur maladive. Les faits l’écrasaient, tout la poussait à la folie. Dans ses effrois, elle se montrait plus femme que son nouveau mari; elle avait de vagues remords, des regrets inavoués; il lui prenait des envies de se jeter à genoux et d’implorer le spectre de Camille, de lui demander grâce en lui jurant de l’apaiser par son repentir. Peut-être Laurent s’apercevait-il de ces lâchetés de Thérèse. Lorsqu’une épouvante commune les agitait, il s’en prenait à elle, il la traitait avec brutalité.

Les premières nuits, ils ne purent se coucher. Ils attendirent le jour, assis devant le feu, se promenant de long en large, comme le jour des noces. La pensée de s’étendre côte à côte sur le lit leur causait une sorte de répugnance effrayée. D’un accord tacite, ils évitèrent de s’embrasser, ils ne regardèrent même pas la couche que Thérèse défaisait le matin. Quand la fatigue les accablait, ils s’endormaient pendant une ou deux heures dans des fauteuils, pour s’éveiller en sursaut, sous le coup du dénouement sinistre de quelque cauchemar. Au réveil, les membres roidis et brisés, le visage marbré de taches livides, tout grelottants de malaise et de froid, ils se contemplaient avec stupeur, étonnés de se voir là, ayant vis-à-vis l’un de l’autre des pudeurs étranges, des hontes de montrer leur écœurement et leur terreur.

Ils luttaient d’ailleurs contre le sommeil autant qu’ils pouvaient. Ils s’asseyaient aux deux coins de la cheminée et causaient de mille riens, ayant grand soin de ne pas laisser tomber la conversation. Il y avait un large espace entre eux, en face du foyer. Quand ils tournaient la tête, ils s’imaginaient que Camille avait approché un siège et qu’il occupait cet espace, se chauffant les pieds d’une façon lugubrement goguenarde. Cette vision qu’ils avaient eue le soir des noces revenait chaque nuit. Ce cadavre qui assistait, muet et railleur, à leurs entretiens, ce corps horriblement défiguré qui se tenait toujours là, les accablait d’une continuelle anxiété. Ils n’osaient bouger, ils s’aveuglaient à regarder les flammes ardentes, et, lorsque invinciblement ils jetaient un coup d’œil craintif à côté d’eux, leurs yeux, irrités par les charbons ardents, créaient la vision et lui donnaient des reflets rougeâtres.

Laurent finit par ne plus vouloir s’asseoir, sans avouer à Thérèse la cause de ce caprice. Thérèse comprit que Laurent devait voir Camille, comme elle le voyait; elle déclara à son tour que la chaleur lui faisait mal, qu’elle serait mieux à quelques pas de la cheminée. Elle poussa son fauteuil au pied du lit et y resta affaissée, tandis que son mari reprenait ses promenades dans la chambre. Par moments, il ouvrait la fenêtre, il laissait les nuits froides de janvier emplir la pièce de leur souffle glacial. Cela calmait sa fièvre.

Pendant une semaine, les nouveaux époux passèrent ainsi les nuits entières. Ils s’assoupissaient, ils se reposaient un peu dans la journée, Thérèse derrière le comptoir de la boutique, Laurent à son bureau. La nuit, ils appartenaient à la douleur et à la crainte. Et le fait le plus étrange était encore l’attitude qu’ils gardaient vis-à-vis l’un de l’autre. Ils ne prononçaient pas un mot d’amour, ils feignaient d’avoir oublié le passé; ils semblaient s’accepter, se tolérer, comme des malades éprouvant une pitié secrète pour leurs souffrances communes.

Tous les deux avaient l’espérance de cacher leurs dégoûts et leurs peurs, et aucun des deux ne paraissait songer à l’étrangeté des nuits qu’ils passaient, et qui devaient les éclairer mutuellement sur l’état véritable de leur être. Lorsqu’ils restaient debout jusqu’au matin, se parlant à peine, pâlissant au moindre bruit, ils avaient l’air de croire que tous les nouveaux époux se conduisent ainsi, les premiers jours de leur mariage. C’était l’hypocrisie maladroite de deux fous.

La lassitude les écrasa bientôt à tel point qu’ils se décidèrent, un soir, à se coucher sur le lit. Ils ne se déshabillèrent pas, ils se jetèrent tout vêtus sur le couvre-pied, craignant que leur peau ne vînt à se toucher. Il leur semblait qu’ils recevraient une secousse douloureuse au moindre contact. Puis, lorsqu’ils eurent sommeillé ainsi, pendant deux nuits, d’un sommeil inquiet, ils se hasardèrent à quitter leurs vêtements et à se couler entre les draps. Mais ils restèrent écartés l’un de l’autre, ils prirent des précautions pour ne point se heurter. Thérèse montait la première et allait se mettre au fond, contre le mur. Laurent attendait qu’elle se fût bien étendue; alors il se risquait à s’étendre lui-même sur le devant du lit, tout au bord. Il y avait entre eux une large place. Là couchait le cadavre de Camille.

Lorsque les deux meurtriers étaient allongés sous le même drap, et qu’ils fermaient les yeux, ils croyaient sentir le corps de leur victime, couché au milieu du lit, qui leur glaçait la chair. C’était comme un obstacle ignoble qui les séparait. La fièvre, le délire les prenait, et cet obstacle devenait matériel pour eux; ils touchaient le corps, ils le voyaient étalé, pareil à un lambeau verdâtre et dissous, ils respiraient l’odeur infecte de ce tas de pourriture humaine; tous leurs sens s’hallucinaient, donnant une acuité intolérable à leurs sensations. La présence de cet immonde compagnon de lit les tenait immobiles, silencieux, éperdus d’angoisse. Laurent songeait parfois à prendre violemment Thérèse dans ses bras; mais il n’osait bouger, il se disait qu’il ne pouvait allonger la main sans saisir une poignée de la chair molle de Camille. Il pensait alors que le noyé venait se coucher entre eux, pour les empêcher de s’étreindre. Il finit par comprendre que le noyé était jaloux.

33
{"b":"119950","o":1}