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Un dimanche, Camille, Thérèse et Laurent partirent pour Saint-Ouen vers onze heures, après le déjeuner. La partie était projetée depuis longtemps, et devait être la dernière de la saison. L’automne venait, des souffles froids commençaient le soir, à faire frissonner l’air.

Ce matin là, le ciel gardait encore toute sa sérénité bleue. Il faisait chaud au soleil, et l’ombre était tiède. On décida qu’il fallait profiter des derniers rayons.

Les trois promeneurs prirent un fiacre, accompagnés des doléances, des effusions inquiètes de la vieille mercière. Ils traversèrent Paris et quittèrent le fiacre aux fortifications; puis ils gagnèrent Saint-Ouen en suivant la chaussée. Il était midi, la route couverte de poussière, largement éclairée par les rayons du soleil, avait des blancheurs aveuglantes de neige. L’air brûlait, épaissi et âcre. Thérèse, au bras de Camille, marchait à petits pas, se cachant sous son ombrelle, tandis que son mari s’éventait la face avec un immense mouchoir. Derrière eux venait Laurent, dont les rayons du soleil mordaient le cou, sans qu’il parût rien sentir; il sifflait, il poussait du pied des cailloux, et, par moments, il regardait avec des yeux fauves les balancements de hanches de sa maîtresse.

Quand ils arrivèrent à Saint-Ouen, ils se hâtèrent de trouver un bouquet d’arbres, un tapis d’herbe verte étalée à l’ombre. Ils passèrent dans une île et s’enfoncèrent dans un taillis. Les feuilles tombées faisaient à terre une couche rougeâtre qui craquait sous les pieds avec des frémissements secs. Les troncs se dressaient droits, innombrables comme des faisceaux de colonnettes gothiques. Les branches descendaient jusque sur le front des promeneurs, qui avaient ainsi pour toute horizon la voûte cuivrée des feuillages et les fûts blancs et noirs des trembles et des chênes. Ils étaient au désert, dans un trou mélancolique, dans une étroite clairière silencieuse et fraîche. Tout autour d’eux, ils entendaient la Seine gronder.

Camille avait choisi une place sèche et s’était assis en relevant les pans de sa redingote. Thérèse, avec un grand bruit de jupes froissées, venait de se jeter sur les feuilles; elle disparaissait à moitié au milieu des plis de sa robe qui se relevait autour d’elle, en découvrant une de ses jambes jusqu’au genou. Laurent, couché à plat ventre, le menton dans la terre, regardait cette jambe et écoutait son ami qui se fâchait contre le gouvernement, en déclarant qu’on devrait changer tous les îlots de la Seine en jardins anglais, avec des bancs, des allées sablées, des arbres taillés, comme aux Tuileries.

Ils restèrent près de trois heures dans la clairière, attendant que le soleil fût moins chaud, pour courir la campagne, avant le dîner. Camille parla de son bureau, il conta des histoires niaises; puis, fatigué, il se laissa aller à la renverse et s’endormit; il avait posé son chapeau sur ses yeux. Depuis longtemps, Thérèse, les paupières closes, feignait de sommeiller.

Alors, Laurent se coula doucement vers la jeune femme; il avança les lèvres et baisa sa bottine et sa cheville. Ce cuir, ce bas blanc qu’il baisait lui brûlaient la bouche. Les senteurs âpres de la terre, les parfums légers de Thérèse se mêlaient et le pénétraient, en allumant son sang, en irritant ses nerfs. Depuis un mois, il vivait dans une chasteté pleine de colère. La marche au soleil, sur la chaussée de Saint-Ouen, avait mis des flammes en lui. Maintenant, il était là, au fond d’une retraite ignorée, au milieu de la grande volupté de l’ombre et du silence, et il ne pouvait presser contre sa poitrine cette femme qui lui appartenait. Le mari allait peut-être s’éveiller, le voir, déjouer ses calculs de prudence. Toujours cet homme était un obstacle. Et l’amant, aplati sur le sol, se cachant derrière les jupes, frémissant et irrité, collait des baisers silencieux sur la bottine et sur le bas blanc. Thérèse, comme morte, ne faisait pas un mouvement. Laurent crut qu’elle dormait.

Il se leva, le dos brisé, et s’appuya contre un arbre. Alors il vit la jeune femme qui regardait en l’air avec de grands yeux ouverts et luisants. Sa face, posée entre ses bras relevés, avait une pâleur mate, une rigidité froide. Thérèse songeait. Ses yeux fixes semblaient un abîme sombre où l’on ne voyait que de la nuit. Elle ne bougea pas, elle ne tourna pas ses regards vers Laurent, debout derrière elle.

Son amant la contempla, presque effrayé de la voir si immobile et si muette sous ses caresses. Cette tête blanche et morte, noyée dans les plis des jupons, lui donna une sorte d’effroi plein de désirs cuisants. Il aurait voulu se pencher et fermer d’un baiser ces grands yeux ouverts. Mais presque dans les jupons dormait aussi Camille. Le pauvre être, le corps déjeté, montrait sa maigreur, ronflait légèrement; sous le chapeau, qui lui couvrait à demi la figure, on apercevait sa bouche, tordue par le sommeil, faisant une grimace bête; de petits poils roussâtres, clairsemés sur son menton grêle, salissaient sa chair blafarde, et, comme il avait la tête renversée en arrière, on voyait son cou maigre, ridé, au milieu duquel le nœud de la gorge, saillant et d’un rouge brique, remontait à chaque ronflement. Camille, ainsi vautré, était exaspérant et ignoble.

Laurent, qui le regardait, leva le talon, d’un mouvement brusque. Il allait, d’un coup, lui écraser la face.

Thérèse retint un cri. Elle pâlit et ferma les yeux. Elle tourna la tête, comme pour éviter les éclaboussures de sang.

Et Laurent, pendant quelques secondes, resta, le talon en l’air, au dessus de Camille endormi. Puis, lentement, il replia la jambe, il s’éloigna de quelques pas. Il s’était dit que ce serait là un assassinat d’imbécile. Cette tête broyée lui aurait mis la police sur les bras. Il voulait se débarrasser de Camille uniquement pour épouser Thérèse; il entendait vivre au soleil, après le crime, comme le meurtrier du roulier, dont le vieux Michaud avait conté l’histoire.

Il alla jusqu’au bord de l’eau, regarda couler la rivière d’un air stupide. Puis, brusquement, il entra dans le taillis; il venait enfin d’arrêter un plan, d’inventer un meurtre commode et sans danger pour lui.

Alors, il éveilla le dormeur en lui chatouillant le nez avec une paille. Camille éternua, se leva, trouva la plaisanterie excellente. Il aimait Laurent pour ses farces qui le faisait rire. Puis il secoua sa femme, qui tenait les yeux fermés; lorsque Thérèse se fut dressée et qu’elle eut secoué ses jupes, fripées et couvertes de feuilles sèches, les trois promeneurs quittèrent la clairière, en cassant des petites branches devant eux.

Ils sortirent de l’île, ils s’en allèrent par les routes, par les sentiers pleins de groupes endimanchés. Entre les haies, couraient des filles en robes claires; une équipe de canotiers passait en chantant; des files de couples bourgeois, de vieilles gens, de commis avec leurs épouses, marchaient à petits pas, au bord des fossés. Chaque chemin semblait une rue populeuse et bruyante. Le soleil seul gardait sa tranquillité large; il baissait vers l’horizon et jetait sur les arbres rougis, sur les routes blanches, d’immenses nappes de clarté pâle. Du ciel frissonnant commençait à tomber une fraîcheur pénétrante.

Camille ne donnait plus le bras à Thérèse; il causait avec Laurent, riait des plaisanteries et des tours de force de son ami, qui sautait les fossés et soulevait de grosses pierres. La jeune femme, de l’autre côté de la route, s’avançait, la tête penchée, se courbant parfois pour arracher une herbe. Quand elle était restée en arrière, elle s’arrêtait et regardait de loin son amant et son mari.

«Hé! tu n’as pas faim? finit par lui crier Camille.

– Si, répondit-elle.

– Alors, en route!»

Thérèse n’avait pas faim; seulement elle était lasse et inquiète. Elle ignorait les projets de Laurent, ses jambes tremblaient sous elle d’anxiété.

Les trois promeneurs revinrent au bord de l’eau et cherchèrent un restaurant. Ils s’attablèrent sur une sorte de terrasse en planches, dans une gargote puant la graisse et le vin. La maison était pleine de cris, de chansons, de bruits de vaisselle; dans chaque cabinet, dans chaque salon, il y avait des sociétés qui parlaient haut, et les minces cloisons donnaient une sonorité vibrante à tout ce tapage. Les garçons en montant faisaient trembler l’escalier.

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