Elle parlait de je ne sais quoi et me regardait du coin de l'oeil.
Je commençais à me demander vraiment, intensément et posément comment ça s'ouvrait un clic-clac?
Je pensais que le mieux ce serait de commencer par l'embrasser assez fougueusement puis de la renverser adroitement pour l'allonger sans incident…
Oui mais après… avec le clic-clac?
Je me voyais déjà en train de m'énerver en silence sur un petit loquet tandis que sa langue chatouillait mes amygdales et que ses mains cherchaient mon ceinturon…
Enfin… pour l'instant, ce n'était pas vraiment le cas… elle commençait même à esquiver l'amorce d'un bâillement…
Tu parles d'un Don Juan. Quelle misère. Et puis j'ai pensé à mes sœurs, je riais intérieurement en pensant à ces deux harpies.
On peut dire qu'elles auraient été à la fête si elles m'avaient vu en ce moment avec la cuisse de miss Univers contre ma cuisse et mes soucis domestiques pour ouvrir un canapé-lit de chez Ikea.
C'est à ce moment-là que Sarah Briot s'est retournée vers moi et qu'elle m'a dit:
– Tu es mignon quand tu souris. En m'embrassant.
Et là, à cet instant précis, avec 54 kilos de féminité, de douceur et de caresses sur mes genoux, j'ai fermé les yeux, j'ai rejeté ma tête en arrière et j'ai pensé très fort: "Merci les filles".
Epilogue
– Marguerite! Quand est-ce qu'on mange?
– Je t'emmerde.
Depuis que j'écris des nouvelles, mon mari m'appelle Marguerite en me tapant sur les fesses et il raconte dans les dîners qu'il va bientôt s'arrêter de travailler grâce à mes droits d'auteur:
– Attendez… moi!? Pas de problème, j'attends que ça tombe et je vais chercher les petits à l'école en Jaguar XKS. C'est prévu… Bien sûr il faudra que je lui masse les épaules de temps en temps et que je supporte ses petites crises de doute mais bon… le coupé?… Je le prendrai vert dragon.
Il délire là-dessus et les autres ne savent plus trop sur quel pied danser.
Ils me disent sur le ton qu'on prend pour parler d'une maladie sexuellement transmissible:
– C'est vrai, t'écris?
Et moi je hausse les épaules en montrant mon verre au maître de maison. Je grogne que non, n'importe quoi, presque tien. Et l'autre excité que j'ai épousé un jour de faiblesse nous en remet une couche:
– Attendez… mais elle ne vous a pas dit? Choupinette tu ne leur as pas dit pour le prix que t'as gagné à Saint-Quentin? Hé!… dix mille balles quand même!!! Deux soirées avec son ordinateur qu'elle a acheté cinq cents francs dans une vente de charité et dix mille balles qui tombent Qui dit mieux? Et je ne vous parle pas de tous ses autres prix… hein Choupinella, restons simples.
C'est vrai que dans ces moments-là, j'ai envie de le tuer. Mais je le ferai pas.
D'abord parce qu'il pèse quatre-vingt-deux kilos (lui dit quatre-vingts, pure coquetterie) et ensuite parce qu'il a raison.
Il a raison, qu'est-ce que je deviens si je commence à trop y croire?
Je plante mon boulot? Je dis enfin des choses horribles à ma collègue Micheline? Je m'achète un petit carnet en peau de zobi et je prends des notes pour plus tard? Je me sens si seule, si loin, si proche, si différente? Je vais me recueillir sur la tombe de Chateaubriand? Je dis: "Nan pas ce soir, je t'en prie, j'ai la tête farcie"? J'oublie l'heure de la nourrice parce que j'ai un chapitre à terminer?
Il faut les voir les enfants chez la nourrice à partir de cinq heures et demie. Vous sonnez, ils se précipitent tous vers la porte le coeur battant, celui qui vous ouvre est forcément déçu de vous voir puisque vous n'êtes pas là pour lui mais passé la première seconde d'abattement (bouche tordue, les épaules qui tombent et le doudou qui retraîne par terre), le voilà qui se retourne vers votre fils (juste derrière lui) et qui hurle:
– LOUIS C'EST TA MAMAN!!!!! Et vous entendez alors:
– Mais heu… ze sais.
Mais Marguerite fatigue avec toutes ces simagrées. Elle veut en avoir le coeur net. Si elle doit aller à Combourg autant le savoir tout de suite.
Elle a choisi quelques nouvelles (deux nuits blanches), elle les a imprimées avec sa bécane miteuse (plus de trois heures pour sortir cent trente-quatre pages!), elle a serré ses feuilles sur son coeur et les a portées au magasin de photocopies près de la fac de droit. Elle a fait la queue derrière des étudiantes bruyantes et haut perchées (elle s'est sentie plouc et vieille la Marguerite).
La vendeuse a dit:
– Une reliure blanche ou une reliure noire? Et la voilà qui se morfond de nouveau (blanche? ça fait un peu cul-cul communiante non mais noire, ça fait carrément trop sûre de soi, genre thèse de doctorat non malheur de malheur). Finalement la jeunette s'impatiente:
– C'est quoi exactement?
– Des nouvelles…
– Des nouvelles de quoi?
– Non, mais pas des nouvelles de journaux, des nouvelles d'écriture vous voyez C'est pour envoyer à un éditeur…
– … Ouais… bon ben ça nous dit pas la couleur de la reliure ça…
– Mettez ce que vous voulez je vous fais confiance (alea jacta est)
– Ben dans ce cas-là, je vous mets du turquoise parce qu'en ce moment on fait une promo sur le turquoise: 30 francs au lieu de 35… (Une reliure turquoise sur le bureau chic d'un éditeur élégant de la rive gauche… gloups.)
– D'accord, va pour le turquoise (ne contrarie pas le Destin ma fille).
L'autre soulève le couvercle de son gros Rank Xerox et te manipule ça comme de vulgaires polycopiés de droit civil et vas-y que je te retourne le paquet dans tous les sens et vas-y que je te corne le coin des feuilles.
L'artiste souffre en silence.
En encaissant ses sous, elle reprend la clope qu'elle avait laissée sur sa caisse, et elle lâche:
– Ca parle de quoi vos trucs?
– De tout.
– Ah.
– Mais surtout d'amour.
– Ah?
Elle achète une magnifique enveloppe en papier kraft. La plus solide, la plus belle, la plus chère avec des coins rembourrés et un rabat inattaquable. La Rolls des enveloppes.
Elle va à la poste, elle demande des timbres de collection, les plus beaux, ceux qui représentent des tableaux d'art moderne. Elle les lèche avec amour, elle les colle avec grâce, elle jette un sort à l'enveloppe, elle la bénit, elle fait le signe de la croix dessus et quelques autres incantations qui doivent rester secrètes.
Elle s'approche de la fente "Paris et sa banlieue uniquement", elle embrasse son trésor une dernière fois, détourne les yeux et l'abandonne.
En face de la poste, il y a un bar. Elle s'y accoude, commande un calva. Elle n'aime pas tellement ça mais bon, elle a son statut d'artiste maudite à travailler maintenant. Elle allume une cigarette et, a partir de cette minute, on peut le dire, elle attend.
Je n'ai rien dit à personne.
– Hé? qu'est-ce que tu fais avec la clef de la boîte aux lettres en sautoir?
– Rien.
– Hé? qu'est-ce que tu fais avec toutes ces pubs pour Castorama à la main?
– Rien.
– Hé? qu'est-ce que tu fais avec la sacoche du facteur?
– Rien je te dis!…
– Attends… mais t'es amoureuse de lui ou quoi?!
Non. Je n'ai rien dit. Tu me vois répondre: "J'attends la réponse d'un éditeur." La honte.
Enfin… c'est fou ce qu'on reçoit comme pub maintenant, c'est vraiment n'importe quoi.
Et puis le boulot, et puis Micheline et ses faux ongles mal collés, et puis les géraniums à rentrer, et puis les cassettes de Walt Disney, le petit train électrique, et la première visite chez le pédiatre de la saison, et puis le chien qui perd ses poils, et puis Eureka Street pour mesurer l'incommensurable, et puis le cinéma, et les amis et la famille, et puis d'autres émotions encore (mais pas grand chose à côté d'Eureka Street, c'est vrai).