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Elle pleurait.

– De toute façon, moi ça y est. Elle est foutue ma vie. Elle criait.

– La tienne peut-être mais pas celle des enfants! Alors tu ne dis rien!

Moi je n'arrivais pas à crier.

– Parlons-en des enfants. Regarde-le celui-là. Regarde-le bien. Et je lui ai tendu le journal, à la page où on voyait un petit garçon en pleurs sur l'autoroute A 13.

Un petit garçon qui s'éloigne d'une voiture méconnaissable. Une photo dans le journal. Dans la rubrique "Le Fait du Jour".

– … Il a l'âge de Camille.

– Mais bon sang arrête avec ça!!! C'est ce que gueule ma femme en m'empoignant par le col… Arrête avec ça merde! Tu te tais maintenant! Je vais te poser une question. Une seule. A quoi ça sert qu'un gars comme toi aille en taule? Hein, dis-moi, à quoi ça servirait?!

– A les consoler.

Elle est partie effondrée.

Je l'ai entendue qui s'enfermait dans la salle de bains.

Ce matin, devant elle, j'ai hoché la tête mais là, maintenant, ce soir, dans ma maison silencieuse avec juste le lave-vaisselle en bruit de fond…

Je suis perdu.

Je vais descendre, je vais boire un verre d'eau et je vais fumer une cigarette dans le jardin. Après je vais remonter et je vais tout relire d'une traite pour voir si ça m'aide.

Mais je n'y crois pas.

Catgut

Au début, rien n'était prévu comme ça. J'avais répondu à une annonce de La Semaine Vétérinaire, pour un remplacement de deux mois, août et septembre. Et puis le gars qui m'a embauchée s'est tué sur la route en revenant de vacances. Heureusement, il n'y avait personne d'autre dans la voiture.

Et je suis restée. J'ai même racheté. C'est une bonne clientèle. Les Normands payent difficilement mais ils payent.

Les Normands sont comme tous les belous, les idées, là-haut, une fois que c'est gravé… et une femme pour les bêtes, c'est pas bon. Pour les nourrir, pour les traire et pour nettoyer la merde, ça va. Mais pour les piqûres, pour les vêlages, pour les coliques et pour les métrites, faut voir.

On a vu. Après plusieurs mois de jaugeage, ils ont fini par me le payer ce coup à boire sur la toile cirée.

Evidemment, en matinée, ça va. Je consulte au cabinet. On m'apporte surtout des chats et des chiens. Plusieurs cas de figures: on me l'amène pour le piquer parce que le père ne peut pas s'y résoudre et que l'autre souffre trop, on me l'amène pour le soigner parce que celui-là, y donne bien à la chasse ou, plus rare; on me l'amène pour le vaccin et là, c'est un Parisien.

Les galères du début, c'était l'après-midi. Les visites. Les étables. Les silences. Faut la voir au travail, après on dira. Que de méfiance et, j'imagine, que de moqueries par derrière. Ca, j'ai dû bien faire rigoler au café avec mes travaux pratiques et mes gants stériles. En plus, je m'appelle Lejaret. Docteur Lejaret. Tu parles d'une rigolade.

J'ai fini par oublier mes polycopiés et ma théorie, j'ai attendu en silence moi aussi, devant le bestiau que le propriétaire me crache des morceaux d'explication pour m'aider.

Et puis surtout, et c'est ce qui me vaut d'être encore là, je me suis acheté des haltères.

Maintenant, si je devais donner un conseil (avec tout ce qui s'est passé, ça m'étonnerait qu'on m'en demande) à un jeune qui voudrait faire de la rurale, je lui dirais: des muscles, beaucoup de muscles. C'est le plus important. Une vache pèse entre cinq et huit cents kilos, un cheval entre sept cents kilos et une tonne. C'est tout.

Imaginez une vache qui a des difficultés à mettre bas. Evidemment il fait nuit, très froid, le hangar est sale et il n'y a presque pas de lumière.

Bon.

La vache souffre, le paysan est malheureux, la vache, c'est son gagne-pain. Si le vétérinaire lui coûte plus cher que le prix de la viande à naître faut réfléchir… Vous dites:

– Le veau est mal placé. Il faut le retourner et ça passera tout seul.

L'étable s'anime, on a tiré le grand du lit et la petite a suivi. Pour une fois qu'il se passe quelque chose.

Vous faites attacher la bête. Bien près. Pas de coups de pied. Vous vous déshabillez, vous gardez le tee-shirt. Il fait froid tout d'un coup. Vous cherchez un robinet et vous vous lavez bien les mains avec le bout de savon qui traîne par-là. Vous mettez les gants qui vous remontent jusqu'en dessous des aisselles. Avec la main gauche, vous vous appuyez sur la vulve énorme et vous y allez.

Vous allez chercher le veau de soixante ou de soixante-dix kilos au fond de la matrice et vous le retournez. D'une main.

Ca prend du temps mais vous le faites. Après, vous vous souvenez de vos haltères quand vous buvez un petit calva au chaud, pour se remettre.

Une autre fois, le veau ne passera pas, il faut ouvrir et ça coûte plus cher. Le gars vous regarde et c'est d'après votre regard qu'il va prendre sa décision. Si votre regard est confiant et si vous faites un geste vers votre voiture comme si c'était pour y prendre du matériel, il dira oui.

Si votre regard est tourné vers les autres bêtes alentour et si vous faites un geste mais comme pour partir, il dira non.

Une autre fois encore, le veau est déjà mort et il ne faut pas abîmer la génisse, alors on le coupe en morceaux et on les sort les uns après les autres, toujours avec le gant.

Après on rentre mais le coeur n'y est pas.

Les années ont passé et je suis loin d'avoir fini de rembourser mais ça tourne correctement.

Quand il est mort, j'ai racheté la ferme du père Villemeux et je l'ai un peu arrangée.

J'ai rencontré quelqu'un et puis il est parti. Mes mains en forme de battoirs, j'imagine.

J'ai recueilli deux chiens, le premier est venu tout seul jusqu'à chez moi et a trouvé la maison bonne, le deuxième a connu le pire avant que je ne l'adopte. Evidemment, c'est le deuxième qui fait la loi. Il y a aussi quelques chats dans les parages. Je ne les vois jamais mais les écuelles sont vides. Mon jardin me plaît, c'est un peu fouillis mais il y a quelques rosiers anciens qui étaient là avant moi et qui ne me demandent rien, Ils sont très beaux.

J'ai acheté des meubles de jardin en teck l'année dernière. Très chers mais qui vieilliront bien il paraît.

Quand l'occasion se présente, je sors avec Marc Pardini qui est professeur de je ne sais plus quoi dans le collège d'à côté. On va au cinéma ou au restaurant. Il fait l'intellectuel avec moi et ça m'amuse parce qu'en effet, je suis devenue sacrément plouc. Il me prête des livres et des C.D.

Quand l'occasion se présente, je couche avec lui. C'est toujours bien.

Dans la nuit d'hier le téléphone a sonné. C'était les Billebaudes, la ferme de la route de Tianville. Le gars m'a parlé d'un embêtement et que ça ne pouvait pas attendre.

C'est peu dire que ça m'a coûté. J'avais été de garde le week-end précédent, et ça faisait treize jours que je travaillais sans interruption. J'ai parlé à mes chiens un petit peu. N'importe quoi, c'est pour entendre le son de ma voix et je me suis fait un jus noir comme de l'encre.

A la minute même où j'ai retiré ma clef de contact, j'ai su que rien n'irait. La maison était éteinte et l'étable silencieuse.

J'ai fait un boucan d'enfer en tapant sur la porte en tôle ondulée comme pour réveiller les justes mais c'était trop tard.

Il m'a dit: il va bien le cul de ma vache mais le tien comment qu'y va? Et c'est ti que t'en as un de cul? On dit dans le pays que tu serais pas vraiment une femme, que tu serais plutôt couillue, c'est ce qu'on dit tu vois. Alors nous on leur a dit comme ça qu'on irait voir par nous-mêmes.

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