– Ouais, c'est bon le cuissot de sanglier…
C'était pas drôle du tout, c'était même dramatique comme situation mais le fou rire arrivait. A cause de la fatigue sûrement et de la nervosité.
– C'est ta mère qui va être contente…
– Ca c'est sûr, elle va être drôlement contente!
Et ces deux petits cons, ils riaient tellement qu'ils en avaient mal au bide.
– Bon ben… on va le foutre dans le coffre
– Ouais.
– Merde!
– Quoi encore?!
– Y a plein de trucs…
– Hein?
– Il est plein je te dis Y a le sac de golf de ton père et plein de caisses de pinard là-dedans…
– Ah merde…
– Qu'est-ce qu'on fait?
– On va le foutre derrière, par terre…
– Tu crois?
– Ouais, attends. Je vais mettre un truc pour protéger les coussins… Regarde dans le fond de la malle si tu vois pas un plaid…
– Un quoi?
– Un plaid.
– C'est quoi?
– … Le truc à carreaux vert et bleu là, tout au fond…
– Ah! une couverture… une couverture de parigots quoi…
– Ouais si tu veux… Allez, magne.
– Attends je vais t'aider. C'est pas la peine qu'on lui tache ses sièges en cuir en plus…
– T'as raison.
– Putain ce qu'il est lourd!…
– Tu m'étonnes.
– Y pue en plus.
– Eh Alex… c'est la campagne…
– Fait chier la campagne.
Ils sont remontés en voiture. Aucun problème pour redémarrer, visiblement le moteur n'avait rien. C'était déjà ça.
Et puis quelques kilomètres plus loin: la grosse grosse frayeur. D'abord du bruit et des grognements dans leur dos.
Franck a dit:
– Putain mais c'est qu'il est pas mort ce con! Alexandre n'a rien répondu. Trop c'était trop quand même. Le cochon a commencé à se relever et à se tourner dans tous les sens.
Franck a pilé et il a gueulé:
– Hé on se casse maintenant! Il était tout blanc.
Les portes ont claqué et ils se sont éloignés de la voiture. A l'intérieur c'était la merde totale. La Merde Totale.
Les fauteuils en cuir couleur crème, défoncés. Le volant, défoncé. Le levier de vitesse en loupe d'orme, défoncé, les appuie-tête, défoncés. Tout l'intérieur de la caisse, défoncé, défoncé, défonce.
Devermont junior, anéanti.
L'animal avait les yeux exorbités et de l'écume blanche autour de ses grosses dents crochues. A voir, c'était horrible.
Ils ont décidé d'ouvrir la porte en se cachant derrière puis de monter se réfugier sur le toit. C'était peut-être une bonne tactique mais ça ils ne le sauront jamais parce qu'entre-temps, le cochon s'était enfermé à l'intérieur en piétinant le bouton de la fermeture centralisée.
Et la clef était restée sur le tableau de bord.
Ah ça… on peut dire que quand tout se déglingue, tout se déglingue.
Franck Mingeaut a sorti un téléphone portable de la poche intérieure de sa veste, très classe et il a tapé le 18, très emmerdé.
Quand les pompiers sont arrivés, la bête s'était un peu calmée. A peine. Disons qu'il n'y avait plus rien à détruire.
Le chef des pompiers a fait le tour de la voiture. Quand même, il était impressionné. Il n'a pas pu s'empêcher de dire:
– Un si beau véhicule, ça fait de la peine té.
La suite est insoutenable, pour les gens qui aiment les belles choses…
Un des hommes est ailé chercher une énorme carabine, une espèce de bazooka. Il a éloigné tout le monde et il a visé. Le cochon et la vitre ont explosé en même temps.
L'intérieur de la voiture repeint à neuf: rouge. Du sang, même au fond de la botte à gants, même entre les touches du téléphone de bord.
Alexandre Devermont était hébété. On aurait pu croire qu'il ne pensait plus. Du tout. A rien. Ou seulement à s'enterrer vivant ou à retourner contre lui le bazooka du pompier.
Mais non, il pensait aux ragots dans le pays et à l'aubaine que ça allait être pour les écolos…
Il faut dire que son père a non seulement une magnifique Jaguar mais aussi des visées politiques tenaces pour contrer les Verts.
Parce que les Verts veulent interdire la chasse et créer un Parc Naturel et n'importe quoi d'autre, du moment que ça emmerde les gros propriétaires terriens.
C'est un combat auquel il tient énormément et qui était presque gagné à ce jour. Encore hier soir, à table, en découpant le canard il disait:
– Tiens! En voilà un que Grolet et sa bande de peigne-culs ne verront plus dans leurs jumelles!!! Ah Ah Ah!
Mais là… le sanglier qui explose en mille morceaux dans la Jaguar Sovereign du futur conseiller régional, ça va un peu gêner aux entournures. Sûrement un peu, non?
Y'a même des poils collés contre les vitres.
Les pompiers sont repartis, les flics sont repartis. Demain une dépanneuse viendra charger le… la… enfin le… truc gris métallisé qui encombre la chaussée.
Nos deux compères marchent le long de la route, veste de smoking jetée sur l'épaule. Il n'y a rien à dire. De toute façon, au point où en sont les choses, ce n'est même plus la peine de penser non plus.
Franck dit:
– Tu veux une cigarette? Alexandre répond:
– Ouais je veux bien.
Ils marchent comme ça un bon moment. Le soleil se lève dans les champs, le ciel est rose et quelques étoiles s'attardent encore un peu. On n'entend pas le moindre bruit. Seulement le froissement des herbes à cause des lapins qui courent dans les fossés.
Et puis Alexandre Devermont se retourne vers son ami et lui dit:
– Alors Et cette blonde, là, dont tu me parlais… celle qui a les gros nichons…, c'est qui cette fille?
Et son ami lui sourit.
Pendant des années
Pendant des années j'ai cru que cette femme était en dehors de ma vie, pas très loin peut-être mais en dehors.
Qu'elle n'existait plus, qu'elle vivait très loin, qu'elle n'avait jamais été aussi belle que ça, qu'elle appartenait au monde du passé. Le monde de quand j'étais jeune et romantique, quand je croyais que l'amour durait toujours et que rien n'était plus grand que mon amour pour elle. Toutes ces bêtises.
J'avais vingt-six ans et j'étais sur le quai d'une gare. Je ne comprenais pas pourquoi elle pleurait tant. Je la serrais dans mes bras et m'engouffrais dans son cou. Je croyais qu'elle était malheureuse parce que je partais et qu'elle me laissait voir sa détresse. Et puis quelques semaines plus tard, après avoir piétiné mon orgueil comme un malpropre au téléphone ou en gémissant dans des lettres trop longues, j'ai fini par comprendre.
Que ce jour-là elle flanchait parce qu'elle savait qu'elle regardait mon visage pour la dernière fois, que c'était sur moi qu'elle pleurait, sur ma dépouille.
Et que la curée ne lui faisait pas plaisir.
Pendant des mois, je me suis cogné partout.
Je ne faisais attention à rien et je me suis cogné partout. Plus j'avais mal, plus je me cognais.
J'ai été un garçon délabré admirable: tous ces jours vides où j'ai donné le change. En me levant, en travaillant jusqu'à l'abrutissement, en me nourrissant sans faire d'histoires, en buvant des bières avec mes collègues et en continuant de rire grassement avec mes frères alors que la moindre pichenette du moindre d'entre eux aurait suffi à me briser net.
Mais je me trompe. Ce n'était pas de la vaillance, c'était de la connerie: parce que je croyais qu'elle reviendrait. J'y croyais vraiment.
Je n'avais rien vu venir et mon coeur s'était complètement déglingué sur un quai de gare un dimanche soir. Je n'arrivais pas à me résoudre et je me cognais dans tout et n'importe quoi.