Notre petit cochon de lait a bien changé pendant ces mois d'été. Il s'est dévergondé et, même, il s'est mis à fumer. Des Marlboro Light.
C'est à cause de ses nouvelles fréquentations: il s'est entiché du fils d'un gros cultivateur de la région, Franck Mingeaut. Alors celui-là, ce n'est pas la moitié d'un. Friqué, tape-à-l'œil, tapageur et bruyant. Qui dit bonjour poliment à la grand-mère d'Alexandre et reluque ses petites cousines en même temps. Tskk tskk…
Franck Mingeaut est content de connaître Junior. Grâce à lui, il peut aller dans le monde, dans des fêtes où les filles sont minces et mignonnes et où le champagne des familles remplace la Valstar. Son instinct lui dit que c'est par là qu'il doit aller pour se faire une place au chaud. Les arrière-salles des cafés, les Maryline mal dégrossies, le billard et les foires agricoles, ça va un moment. Alors qu'une soirée chez la fille de Bidule au château de La Bidulière, voilà de l'énergie bien employée.
Junior Devermont est content de son nouveau riche. Grâce à lui, il dérape dans les cours gravillonnées en cabriolet de sport, il fonce sur les départementales de Touraine en lançant des bras d'honneur aux péquenots pour qu'ils garent leurs 4 L et il emmerde son père. Il a ouvert un bouton supplémentaire à sa chemisette et il a même remis sa médaille de baptême façon petit dur encore tendre. Les filles adorent.
Ce soir c'est LA fête de l'été. Le comte et la comtesse de La Rochepoucaut reçoivent pour leur cadette Eléonore. Tout le gratin en sera. Depuis la Mayenne jusqu'au fin fond du Berry. Du Bottin Mondain en veux-tu en voilà. Des jeunes héritières encore vierges comme s'il en pleuvait.
De l'argent. Pas le clinquant de l'argent mais l'odeur de l'argent. Des décolletés, des peaux laiteuses, des colliers de perles, des cigarettes ultra-légères et des rires nerveux. Pour Franck-la-gourmette et Alexandre-la-chaînette c'est le grand soir.
Pas question de rater ça.
Pour ces gens-là, un cultivateur riche restera toujours un paysan et un industriel bien élevé restera toujours un fournisseur. Raison de plus pour boire leur champagne et sauter leurs filles dans les buissons. Elles ne sont pas toutes sauvages les donzelles. Elles descendent en ligne directe de Godefroy de Bouillon et sont d'accord pour pousser un peu plus loin la dernière croisade.
Franck n'a pas de carton d'invitation mais Alexandre connaît le gars du pointage, pas de problème, tu lui files cent balles et il te laisse passer, il peut même aboyer ton nom comme dans les salons de l'Automobile Club si ça te chante.
Le gros hic c'est la voiture. La voiture ça compte pour conclure avec celles qui n'aiment pas trop le piquant des buissons.
La mignonne qui ne veut pas rentrer trop tôt, elle donne congé à son papa et elle doit trouver un chevalier servant pour la ramener. Sans voiture dans une région où les gens habitent à plusieurs dizaines de kilomètres les uns des autres, tu es soit un garçon fini soit un puceau.
Et là, la situation est critique. Franck n'a pas son aspirateur à belettes: en révision, et Alexandre n'a pas la voiture de sa mère: elle est rentrée à Paris avec.
Qu'est-ce qui reste? La 104 bleu ciel avec des fientes de poule sur les fauteuils et le long des portières. Il y a même de la paille au plancher et un autocollant "La chasse c'est naturel" sur le pare-brise. Bon Dieu, ça craint.
– Et ton paternel? il est où?
– En voyage.
– Et sa caisse?
– Ben… elle est là pourquoi?
– Pourquoi elle est là?
– Parce que Jean-Raymond doit la laver à fond. (Jean-Raymond, c'est le garde.)
– Ben c'est impeccable ça!!! On lui emprunte sa caisse pour la soirée et on lui ramène. Eh hop, ni vu ni connu.
– Nan nan Franck, c'est pas possible ça. C'est pas possible.
– Et pourquoi!?
– Attends, s'il arrive quoi que ce soit je me fais tuer moi. Nan nan c'est pas possible…
– Mais qu'est-ce que tu veux qu'il arrive couille-molle? Hein qu'est-ce que tu veux qu'il arrive?!
– Nan nan…
– Bordel mais arrête avec ça, "Nan nan", qu'est-ce que ça veut dire? On a quinze bornes aller et quinze bornes retour. La route est toute droite et y'aura pas un péquin dehors à c't'heure-là alors dis-moi où est le problème?
– Si on a la moindre emmerde…
– MAIS QUOI comme emmerde? Hein, QUOI comme emmerde? J'ai mon permis depuis trois ans et j'ai jamais eu un seul problème tu m'entends? Pas ça.
Il met son pouce sous son incisive comme pour la déchausser.
– Nan nan pas d'accord. Pas la Jaguar de mon père.
– Putain mais c'est pas vrai d'être si con, mais c'est pas vrai!
– Qu'est-ce qu'on fait alors??? On va chez La Roche-de-mes-deux avec ta merde de poulailler roulant?
– Ben ouais…
– Attends mais on devait pas emmener ta cousine et passer prendre sa copine à Saint-Chinan?
– Ben si…
– Et tu crois qu'elles vont mettre leur petit cul sur tes sièges pleins de caca??!
– Ben nan…
– Bon ben alors On emprunte la bagnole de ton père, on roule peinard et dans quelques heures, on la remet bien gentiment là où on l'a prise et c'est tout.
– Nan nan pas la Jaguar… (silence)… pas la Jaguar.
– Attends, moi. Je me trouve quelqu'un pour m'emmener. T'es vraiment trop con. C'est le squat de l'été et tu veux qu'on se pointe avec ta bétaillère. Pas question. Est-ce qu'elle roule d'abord?
– Ouais elle roule.
– Puuutain mais c'est pas vrai ça… Il tire sur la peau de ses joues.
– De toute façon, sans moi, tu peux pas entrer.
– Ouais ben entre pas y aller ou y aller avec ta poubelle j'sais pas ce qui est le mieux… Hé tu feras gaffe qui reste pas une poule hein?
Sur la route du retour. Cinq heures du matin. Deux garçons gris et fatigués qui sentent la clope et la transpiration mais pas la fornication (belle fête, mauvaise pioche, ça arrive).
Deux garçons silencieux sur la D 49 entre Bonneuil et Cissé-le-Duc en Indre-et-Loire.
– Eh ben tu vois… On l'a pas cassée… Hein… tu vois… C'était pas la peine de faire chier avec tes "nan nan". Y pourra l'astiquer demain le gros Jean-Raymond, la voiture à papa…
– Pffff… Pour ce que ça nous aura servi… On aurait pu prendre l'autre…
– C'est vrai que de ce côté-là, ceinture… Il se touche l'entrejambe.
– … T'as pas vu beaucoup de monde toi hein Enfin… j'ai quand même un rencard demain avec une blonde à gros nichons pour un tennis…
– Laquelle?
– Tu sais celle qui…
Cette phrase il ne l'a jamais terminée parce qu'un sanglier, un cochon d'au moins cent cinquante kilos a traversé juste à ce moment-là, mais sans regarder, ni à droite ni à gauche, cet abruti.
Un sanglier très pressé qui revenait peut-être d'une boum et qui avait peur de se faire engueuler par ses parents.
Ils ont d'abord entendu le crissement des pneus et puis un énorme "bonk" à l'avant. Alexandre Devermont a dit:
– Et merde.
Ils se sont arrêtés, ils ont laissé leur portière ouverte et ils sont allés voir. Le cochon raide mort et l'aile avant droite raide morte: plus de pare-chocs, plus de radiateur, plus de phares et plus de carrosserie. Même le petit sigle Jaguar en avait pris un coup. Alexandre Devermont a redit:
– Et merde.
Il était trop éméché et trop fatigué pour prononcer un mot de plus. Pourtant, à ce moment-là très exactement, il avait déjà clairement conscience de l'immense étendue d'emmerdements qui l'attendait. Il en avait clairement conscience.
Franck a donné un coup de pied dans la panse du sanglier et il a dit:
– Bon ben on va pas le laisser là. Au moins qu'on le ramène, ça fera de la barbaque à manger…
Alexandre a commencé à se marrer tout doucement: