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A
A

Notre Marguerite s'est résignée à hiberner.

Trois mois plus tard.

ALLÉLUIA!

ALLÉLUIA! ALLÉLU-U-U-U-IA!

Elle est arrivée. La lettre.

Elle est bien légère.

Je la glisse sous mon pull et j'appelle ma Kiki: "Kiiiiiiiikiiiiiii !!!"

Je vais la lire toute seule, dans le silence et le recueillement du petit bois d'à côté qui sert de canisette à tous les chiens du quartier. (Notez que même dans de tels moments, je reste lucide.)

"Madame blablabla, c'est avec un grand intérêt que blablabla et c'est pourquoi blablabla j'aimerais vous rencontrer blablabla, veuillez prendre contact avec mon secrétariat blablabla dans l'espoir de vous blablabla chère madame blablabla… "

Je savoure. Je savoure. Je savoure.

La vengeance de Marguerite a sonne.

– Chéri? Quand est-ce qu'on mange?

– ???… Pourquoi tu me dis ça à moi? Qu'est-ce qui se passe?

– Non rien, c'est juste que j'aurais plus trop le temps pour la popote avec toutes ces lettres d'admirateurs auxquelles il faudra répondre sans parler des festivals, des salons, des foires aux livres… de tous ces déplacements en France et dans les Dom-Tom ahlala… Mon Dieu. Au fait, bientôt visite régulière chez la manucure parce que tu sais… pendant les séances de signature c'est important d'avoir les mains impeccables… c'est fou comme les gens fantasment avec ça…

– C'est quoi ce délire?

Marguerite laisse "s'échapper" la lettre de l'éditeur élégant de la rive gauche sur le ventre rebondi de son mari qui lit les petites annonces d'Auto Plus.

– Attends mais hé! Où tu vas là?!

– Rien, j'en ai pas pour longtemps. C'est juste un truc que j'ai à dire à Micheline. Fais-toi beau je t'emmène à l'Aigle Noir ce soir…

– A l'Aigle Noir!???

– Oui. C'est là que Marguerite aurait emmené son Yann je suppose…

– C'est qui Yann?

– Pffffff laisse tomber va… Tu ignores tout du monde littéraire.

J'ai donc pris contact avec le secrétariat. Un très bon contact je crois car la jeune femme a été plus que charmante.

Peut-être qu'elle avait un post-it rose fluo collé devant les yeux: "Si A.G. appelle, être TRES charmante!" souligné deux fois.

Peut-être…

Les chéris, ils doivent croire que j'ai envoyé mes nouvelles à d'autres… Ils redoutent d'être pris de vitesse. Un autre éditeur encore plus élégant situé dans une rue encore plus chic de la rive gauche avec une secrétaire encore plus charmante au téléphone avec un cul encore plus mignon.

Ah non, ce serait trop injuste pour eux.

Tu vois le désastre si je cartonne sous une autre jaquette tout ça parce que Machinette n'avait pas de post-it rose fluo devant les yeux?

Je n'ose pas y penser.

Le rendez-vous est fixé dans une semaine. (On a tous assez traîné comme ça.)

Passé les premiers tracas matériels: prendre un après-midi de congé (Micheline, je ne serai pas là demain!); confier les petits mais pas n'importe où, dans un endroit où ils seront heureux; prévenir mon amour:

– Je vais à Paris demain.

– Pourquoi?

– Pour affaire.

– C'est un rendez-vous galant?

– Tout comme.

– C'est qui?

– Le facteur.

– Ah! j'aurais dû m'en douter…

… Survient le seul vrai problème important: comment vais-je m'habiller?

Genre vraie future écrivain et sans aucune élégance parce que la vraie vie est ailleurs. Ne m'aimez pas pour mes gros seins; aimez-moi pour ma substantifique moelle.

Genre vraie future pondeuse de best-seller et avec une permanente parce que la vraie vie est ici. Ne m'aimez pas pour mon talent; aimez-moi pour mes pages people.

Genre croqueuse d'hommes élégants de la rive gauche et pour consommer tout de suite parce que la vraie vie est sur votre bureau. Ne m'aimez pas pour mon manuscrit; aimez-moi pour ma magnifique moelle.

Hé Atala, on se calme.

Finalement je suis trop stressée, tu penses bien que ce n'est pas un jour comme ça qu'il faut penser à son jeu de jambes et perdre un bas sur le tapis. C'est sûrement le jour le plus grave de ma petite existence, je ne vais pas tout compromettre avec une tenue certes irrésistible mais tout à fait encombrante.

(Eh oui! la mini mini jupe est une tenue encombrante.)

Je vais y aller en jean. Ni plus ni moins. Mon vieux 501, dix ans d'âge, vieilli en fût, stone washed avec ses rivets en cuire et son étiquette rouge sur la fesse droite, celui qui a pris ma forme et mon odeur. Mon ami.

J'ai quand même une pensée émue pour cet homme élégant et brillant qui est en train de tripoter mon avenir entre ses mains fines (l'édite? l'édite pas?), le jean, c'est un peu raide il faut l'avouer.

Ah… que de soucis, que de soucis.

Bon, j'ai tranché. En jean mais avec de la lingerie à tomber par terre.

Mais ça, il ne la verra pas me direz-vous… Tatatata pas à moi, on n'arrive à la Très Haute Fonction d'éditeur sans avoir un don spécial pour détecter la lingerie fine la plus improbable.

Non, ces hommes-là savent.

Ils savent si la femme qui est assise en face d'eux porte un truc en coton au ras du nombril ou un slip Monoprix rose tout déformé ou une de ces petites folies qui font mugir les femmes (le prix qu'elles les payent) et rosir les hommes (le prix qu'ils devront payer).

Evidemment qu'ils savent.

Et là, je peux vous dire que j'ai mis le paquet (payable en deux chèques), j'ai pris un ensemble coordonné slip et soutien-gorge, quelque chose d'hallucinant.

Mon Dieu…

Super camelote, super matière, super façon, tout en soie ivoire avec de la dentelle de Calais tricotée main par des petites ouvrières françaises s'il vous plaît, doux, joli, précieux, tendre, inoubliable le genre de chose qui fond dans la bouche et pas dans la main.

Destin, me voilà.

En me regardant dans le miroir de la boutique (les malins, ils ont des éclairages spéciaux qui vous rendent mince et bronzée, les mêmes halogènes qu'il y a au-dessus des poissons morts dans les supermarchés de riches), je me suis dit pour la première fois depuis que Marguerite existe:

"Eh bien, je ne regrette pas tout ce temps passé à me ronger les ongles, et à faire de l'eczéma devant l'écran minuscule de mon ordinateur. Ah non! Tout ça, tous ces bras de fer usant contre la trouille et le manque de confiance en soi, toutes ces croûtes dans ma tête et toutes ces choses que j'ai perdues ou oubliées parce que je pensais à Clic-clac par exemple eh bien je ne les regrette pas… "

Je ne peux pas dire le prix exact parce qu'avec le politically correct, le bridge de mon mari, l'assurance de la voiture, le montant du R.M.I. et tout ça, je risquerais de choquer mais sachez que c'est quelque chose d'ahurissant; et, vu ce que ça pèse, ne parlons pas du prix au kilo.

Enfin, on n'a rien sans rien, on n'attrape pas des mouches avec du vinaigre et on ne se fait pas éditer sans payer un peu de sa personne, non?

Nous y voilà. Le sixième arrondissement de Paris. Le quartier où on rencontre autant d'écrivains que de contractuelles. Au coeur de la vie.

Je flanche.

J'ai mal au ventre, j'ai mal au foie, j'ai mal dans les jambes, je transpire à grosses gouttes et ma culotte à *** balles me rentre dans la raie des fesses.

Joli tableau.

Je me perds, le nom de la rue n'est indiqué nulle part, il y a des galeries d'art africain dans tous les sens et rien ne ressemble plus à un masque africain qu'un autre masque africain. Je commence à détester l'art africain.

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