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– Pourquoi tu dis ça!?

– Je m'en vais les filles.

– Tu t'en vas où???

– Je vais aller habiter ailleurs.

– Avec qui???

– Seul.

– Mais pourquoi? C'est à cause d'hier soir… Ecoute je te demande pardon, tu sais j'avais trop bu et…

– Non, non t'inquiète pas. Ca n'a rien à voir avec toi.

Fanny avait l'air vraiment sonnée et j'avais du mal à la regarder en face.

– T'en as marre de nous?

– Nan c'est pas ça.

– Ben pourquoi alors? On sentait que les larmes lui montaient aux yeux.

Myriam était plantée là entre la table et la fenêtre avec sa clope au bec qui pendait tristement.

– Olivier, hé, qu'est-ce qui se passe?

– Je suis amoureux.

Tu pouvais pas le dire tout de suite espèce de crétin. Et pourquoi tu nous l'as pas présentée? Quoi! T'as peur qu'on la fasse fuir. Tu nous connais bien mal… Si? Tu nous connais bien… Ah?

Elle s'appelle comment? Elle est mignonne? Oui? Ah merde… Quoi? Tu ne lui as presque pas parlé! Mais t'es con ou quoi? Oui t'es con?

Mais non t'es pas con.

Tu ne lui as presque jamais parlé et tu déménages à cause d'elle? Tu crois pas que tu mets la charrue avant les bœufs? Tu mets la charrue où tu peux… vu comme ça, évidemment…

Tu vas lui parler quand? Un jour. D'accord je vois le travail… Elle a de l'humour? Ah, tant mieux, tant mieux.

Tu l'aimes vraiment? Tu veux pas répondre? On t'emmerde?

T'as qu'à le dire tout de suite.

Tu nous inviteras à ton mariage? Seulement si on promet d'être sage?

Qui va me consoler quand j'aurais le coeur en compote? Et moi? Oui va me faire réviser mes cours d'anat? Qui va nous chouchouter maintenant? Elle est mignonne comment tu disais? Tu lui feras du poulet au Boursin? Tu vas nous manquer tu sais.

J'ai été étonné d'emmener si peu de choses. J'avais loué une fourgonnette chez Kiloutou et un voyage a suffi.

Je ne savais pas si je devais le prendre bien, genre voilà la preuve que tu n'es pas trop attaché aux biens de ce monde mon ami, ou carrément mal, genre regarde mon ami: bientôt trente ans et onze cartons pour tout contenir… Ca ne fait pas bien lourd hein?

Avant de partir je me suis assis une dernière fois dans la cuisine.

Les premières semaines, j'ai dormi sur un matelas à même le sol. J'avais lu dans un magazine que c'était très bon pour le dos.

Au bout de dix-sept jours, j'ai été chez Ikea: j'avais trop mal au dos.

Dieu sait que j'ai retourné le problème dans tous les sens. J'ai même dessiné des plans sur du papier à petits carreaux.

La vendeuse aussi pensait comme moi: dans un logement aussi "modeste" et aussi mal fichu (on aurait dit que j'avais loué trois petits couloirs…), le mieux, c'était un canapé-lit.

Et le moins cher, c'est un clic-clac.

Va pour le clic-clac.

J'ai aussi acheté un set-cuisine (soixante-cinq pièces pour 399 francs, essoreuse et râpe à fromage comprises), des bougies (on ne sait jamais…), un plaid (je ne sais pas, je trouvais que ça faisait chic d'acheter un plaid), une lampe (bof), un paillasson (prévoyant), des étagères (forcément), une plante verte (on verra bien…) et mille autres bricoles (c'est le magasin qui veut ça).

Myriam et Fanny me laissaient régulièrement des messages sur le répondeur du genre: Tuuuuut "Comment on allume le four?" tuuuuuut "On a allumé le four mais maintenant on se demande comment on change un plomb parce que tout a sauté…" tuuuuuuut "On veut bien faire ce que t'as dit mais où t'as rangé la lampe de poche?…" tuuuuuut "Hé c'est quoi le numéro des pompiers?" tuuuut…

Je crois qu'elles en rajoutaient un peu, mais comme tous les gens qui vivent seuls, j'ai appris à guetter et même à espérer le petit clignotant rouge des messages en rentrant le soir.

Personne n'y échappe je crois.

Et soudain, votre vie s'accélère drôlement.

Et quand je perds le contrôle de la situation, j'ai tendance à paniquer, c'est bête.

Qu'est-ce que c'est "perdre le contrôle de la situation"?

Perdre le contrôle de la situation, c'est tout simple. C'est Sarah Briot qui s'amène un matin dans la pièce où vous gagnez votre vie à la sueur de votre front et qui s'assoit sur le bord de votre bureau en tirant sur sa jupe.

Et qui vous dit:

– Elles sont sales tes lunettes non?

Et qui sort un petit bout de liquette rose de dessous sa jupe et qui essuie vos lunettes avec comme si de rien n'était.

Là, vous bandez si bien que vous pouvez soulever la table (avec un peu d'entraînement évidemment).

– Alors, il paraît que t'as déménagé?

– Oui, il y a une quinzaine de jours. (Ffffff respire… tout va bien…)

– T'es où maintenant?

– Dans le dixième.

– Ah! c'est marrant moi aussi.

– Ah bon?!

– C'est bien on prendra le métro ensemble comme ça… (C'est toujours un début.)

– Tu ne vas pas faire une pendaison de la crémaillère ou un truc dans ce goût-là?

– Si si! Bien sûr! (Première nouvelle.)

– Quand?

– Eh bien, je ne sais pas encore… Tu sais, on m'a livré mes derniers meubles ce matin alors…

– Pourquoi pas ce soir?

– Ce soir? Ah non, ce soir, ce n'est pas possible. Avec tout le bazar et… Et puis je n'ai prévenu personne et…

– Tu n'as qu'à inviter que moi. Parce que moi, tu sais, je m'en fous du bazar, ça ne peut pas être pire que chez moi!…

– Ah… ben… ben si tu veux. Mais pas trop tôt alors!?…

– Très bien. Comme ça j'aurais le temps de repasser par chez moi pour me changer… Neuf heures ça te va?

– Vingt et une heures, très bien.

– Bon, ben, à tout à l'heure alors?…

Voilà exactement ce que j'appelle "perdre le contrôle de la situation".

Je suis parti de bonne heure et pour la première fois de ma vie, je n'ai pas remis de l'ordre sur mon bureau avant d'éteindre la lumière.

La concierge me guettait, oui ils ont livré vos meubles mais quelle affaire avec le canapé pour monter les six étages!

Merci madame Rodriguez, merci. (Je n'oublierai pas vos étrennes madame Rodriguez…)

Trois petits couloirs en forme de champ de bataille ça peut avoir du charme…

Mettre le tarama au frais, réchauffer le coq au vin, à feux doux, d'accord… ouvrir les bouteilles, dresser une table de fortune, redescendre dare-dare chez l'arabe chercher des serviettes en papier et une bouteille de Badoit, préparer la cafetière, prendre une douche, se parfumer (Eau Sauvage), se curer les oreilles, trouver une chemise pas trop froissée, baisser l'halogène, débrancher le téléphone, mettre de la musique (l'album Pirates de Rickie Lee Jones, tout est possible là-dessus…) (mais pas trop fort), arranger le plaid, allumer les bougies (tiens tiens…), inspirer, souffler, ne plus se regarder dans la glace.

Et les préservatifs? (Dans le tiroir de la table de nuit, est-ce que ça fait pas trop près et dans la salle de bains, est-ce que ça fait pas trop loin?…)

Dring, dring.

Peut-on décemment dire que j'ai la situation bien en main?

Sarah Briot est entrée chez moi. Belle comme le jour.

Plus tard dans la soirée alors que nous avions bien ri, bien dîné et laissé s'installer quelques silences rêveurs, il était clair que Sarah Briot passerait la nuit dans mes bras.

Seulement j'ai toujours eu du mal à prendre certaines décisions et pourtant, c'était vraiment le moment de poser mon verre et de tenter quelque chose.

Comme si la femme de Roger Rabbit était assise tout près de vous et que vous pensiez à votre plan d'épargne-logement…

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