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Myriam est un vrai coeur d'artichaut, tous les six mois, depuis l'âge de quinze ans (ce qui doit faire à peu près trente-huit fois si je ne m'abuse), elle nous ramène l'homme de sa vie. Le Bon, le Vrai, le Mariage en blanc, le Ca y Est Cette Fois C'est du Solide, le Dernier, le Sûr, le Dernier des derniers.

L'Europe à elle toute seule: Yoann était suédois, Giuseppe italien, Erick hollandais, Kiko espagnol et Laurent de Saint-Quentin-en-Yvelines. Evidemment il en reste trente-trois… Pour l'instant leur nom ne me revient pas.

Quand j'ai quitté mon studio pour emménager avec Fanny, Myriam était avec Kiko. Un futur réalisateur génial.

Au début, on ne la voyait pas beaucoup. De temps en temps ils s'invitaient à dîner tous les deux et Kiko apportait le vin. Toujours très bon. (Heureusement, vu qu'il n'avait que ça à foutre de la journée: choisir le vin.)

J'aimais bien Kiko. Il regardait ma soeur douloureusement et puis il se resservait à boire en secouant la tête. Kiko fumait de drôles de choses et le lendemain, j'étais toujours obligé de mettre du pschittpschitt au chèvrefeuille pour faire passer l'odeur.

Les mois ont passé, Myriam est venue de plus en plus souvent et presque toujours seule. Elle s'enfermait avec Fanny dans sa chambre et je les entendais glousser jusqu'au milieu de la nuit. Un soir où je suis entré pour leur demander si elles voulaient une tisane ou quelque chose, je les ai vues toutes les deux allongées par terre en train d'écouter leur vieille cassette de Jean-Jacques Goldman: "Puisqueueueu tu pâââârs… et gnagnagna".

Pathétique.

Quelquefois Myriam repartait. Quelquefois non. Il y avait une brosse à dents en plus dans le verre duralex de la salle de bains et la nuit le canapé-lit était souvent déplié. Et puis un jour elle nous a dit:

– Si c'est Kiko tu dis que je suis pas là… en désignant le téléphone…

Et puis, et puis, et puis… Un matin, elle m'a demandé: – Ça t'ennuie pas si je reste un peu avec vous?… Bien sûr je participerai aux frais…

J'ai fait gaffe de ne pas casser ma biscotte parce que si y'a un truc dont j'ai horreur, c'est bien de casser mes biscottes et je lui ai dit:

– Pas de problème.

– Sympa. Merci.

– Juste un truc…

– Quoi?

– J'aimerais mieux que tu fumes sur le balcon… Elle m'a souri, elle s'est levée et m'a fait un gros smack d'artiste.

Evidemment ma biscotte s'est cassée et je me suis dit: "ça commence…" en touillant dans mon chocolat pour récupérer des petits bouts mais j'étais content quand même.

Ca m'avait quand même tracassé toute la journée et le soir, j'ai mis les choses au point: on partage le loyer dans la mesure du possible, on s'organise pour les courses, la cuisine et le ménage, d'ailleurs les filles regardez la porte du frigidaire, il y a un calendrier avec nos semaines: toi Fanny en stabilo rose, toi Myriam en bleu et moi en jaune… Merci de prévenir quand vous dînez dehors ou quand vous ramenez des invités et à propos d'invités, si vous ramenez des hommes à la maison avec lesquels vous avez l'intention de coucher, merci de vous organiser toutes les deux pour la chambre et…

– Hé, ça va… ça va… t'excite pas… a dit Myriam.

– C'est vrai ça… a répondu sa soeur.

– Et toi? Quand tu ramèneras une petite poule, t'es gentil de nous prévenir aussi…, hein! Qu'on fasse disparaître nos bas-résille et nos vieilles capotes…

Et les voilà qui ricanent de plus belle. Malheur.

Ca se passait plutôt bien notre petite affaire. J'avoue que je n'y croyais pas trop mais j'avais tort… Quand des filles veulent que quelque chose se passe bien, ça se passe bien. Ce n'est pas plus compliqué que ça.

Quand j'y pense maintenant, je me rends compte à quel point l'arrivée de Myriam a été importante pour Fanny.

Elle, c'est tout le contraire de sa soeur, elle est romantique et fidèle. Et sensible.

Elle tombe toujours amoureuse d'un mec inaccessible qui habite à Pétaouchnok. Depuis qu'elle a quinze ans, elle guette le courrier tous les matins et sursaute à chaque sonnerie de téléphone.

Ce n'est pas une vie.

Il y a eu Fabrice qui habitait à Lille (de Tulle, tu vois le travail…) et qui l'a noyée sous un flot de lettres passionnées où il ne parlait que de lui-même. Quatre ans d'amour juvénile et contrarié.

Ensuite, il y a eu Paul qui est parti comme médecin sans frontières du côté du Burkina-Faso en lui laissant l'amorce d'une vocation, de l'énergie pour râler contre la lenteur de la Poste et toutes ses larmes pour pleurer… Cinq ans d'amour exotique et contrarié.

Et maintenant c'est le pompon: j'ai cru comprendre d'après leurs conversations nocturnes et leurs allusions à table que Fanny était amoureuse d'un médecin qui est déjà marié.

Je les ai entendues dans la salle de bains, Myriam lui a dit en se brossant les dents:

– Il a des enfanch's?

J'imagine que Fanny était assise sur le couvercle des chiottes.

– Non.

– Jche préfèrch parche que… (elle crache)…, avec des enfants ça doit être trop galère tu vois. En tout cas, moi, je pourrais pas.

Fanny n'a pas répondu mais je suis sûr qu'elle était en train de mordiller ses cheveux en regardant le tapis de bain ou ses doigts de pied.

– Tu les cherches on dirait…

– Tu nous fatigues avec tes mecs à la mord-moi-le-noeud. En plus les médecins c'est tous des emmerdeurs. Après il se mettra au golf et il sera toujours fourré dans des congrès au Club Med à Marrakech ou je ne sais où et toi, tu seras toujours toute seule…

– En plus, je te dis ça… C'est au cas où ça marcherait mais qui te dit que ça va marcher?… Parce que l'Autre, tu crois pas qu'elle va lâcher le morceau comme ça. C'est qu'elle y tient à son bronzage de Marrakech pour faire chier la femme du dentiste au Rotary.

Fanny doit sourire, ça s'entend dans sa voix. Elle murmure:

– Tu dois avoir raison…

– Mais bien sûr que j'ai raison!

Six mois d'amour adultère et contrarié. (Peut-être.)

– Viens donc avec moi à la Galerie Delaunay samedi soir, d'abord je connais le traiteur du vernissage et ça sera pas dégueulasse. Je suis sûre que Marc sera là… Il faut absolument que je te le présente! Tu vas voir, c'est un mec super! En plus il a un cul magnifique.

– Pffff, tu parles… C'est quoi comme expo?

– J'm'en souviens plus. Tiens, tu me passes la serviette steu plaît?

Myriam améliorait souvent l'ordinaire en rapportant des petits plats de chez Fauchon et des bonnes bouteilles. Il faut dire qu'elle avait encore trouvé une combine pas possible: pendant plusieurs semaines, elle avait potassé des tas de bouquins et de magazines sur Diana (impossible de traverser le salon sans marcher sur la défunte…) et s'était exercée à la dessiner. Et tous les week-ends, elle plantait son barda au-dessus du pont de l'Alma et croquait les pleureuses du monde entier à côté de leur idole.

Pour une somme d'argent invraisemblable ("la connerie ça se paye") une japonaise made in tour operator peut demander à ma soeur de la dessiner à côté de Diana qui rit (à la fête de l'école d'Harry) ou Diana qui pleure (avec les sidatiques de Belfast) ou Diana qui compatit (avec les sidatiques de Liverpool) ou Diana qui boude (à la commémoration du cinquantenaire du Débarquement).

Je salue l'artiste et je m'occupe de chambrer les bouteilles.

Oui notre affaire tournait bien. Fanny et moi ne parlions guère plus mais nous riions davantage. Myriam ne se calmait pas du tout mais elle peignait. Pour mes sœurs, j'étais l'homme idéal mais pas celui qu elles voudraient épouser.

Je ne me suis jamais appesanti sur cette trouvaille, je me contentais de hausser les épaules en surveillant la porte du four.

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