— Je ne suis pas tellement surpris, dit l'inspecteur. Mais il fallait en avoir le cœur net…
J'ai vu M. Skinner. Il l'a échappé belle, mais il s'en remettra… Quant à l'enquête, il est encore trop tôt pour émettre un jugement. Tout ce que je peux affirmer, c'est que les quelques personnes de l'entourage immédiat de M. Skinner, que nous avons interrogées à l'usine, semblent irréprochables… Eh bien, je vous remercie, et je m'excuse de vous avoir inutilement dérangés.
— Autrement dit, nous ne sommes pas plus avancés, dit Miss Mary, quand ils furent dehors. Nous allons rentrer, si vous le voulez bien, car je suis un peu fatiguée.
Ils reprirent la Daimler et regagnèrent la maison. La fin de la journée s'écoula, morose: thé, puis dîner; puis courte veillée. On ne savait s'entretenir que des événements de la nuit précédente et l'on était las de remuer les mêmes hypothèses et de tourner interminablement dans le même cercle.
François s'endormit très vite. Mais son sommeil était agité, coupé de rêves bizarres où Sherlock Holmes intervenait en ricanant. François le voyait, qui arpentait le bureau en fumant. Il n'avait pas l'air content. Et même, il marcha vers François pour lui donner sur la poitrine de petits coups, avec le tuyau de sa pipe, comme s'il essayait de lui faire admettre d'autorité un raisonnement difficile.
— François!
— Oui?
François ouvrit les yeux. C'était Bob qui était là et qui essayait de le réveiller.
— Il y a encore quelqu'un en bas, chuchota Bob.
— Quoi?:…
— Chut!.. Il est dans le salon.
Un étrange butin
Etait-ce le rêve qui continuait? Mais non. Bob était bien réel et son ton effrayé montrait assez qu'il ne plaisantait pas. Tout recommençait comme la nuit précédente, et François, le cœur battant, retrouva d'un coup sa lucidité.
— Il y a quelqu'un dans le bureau?
— Non. Dans le salon. C'est Miss Mary qui a entendu. Elle couche au-dessus.
La maison était silencieuse.
— Il faut aller voir, dit Bob.
François se leva. Dans le couloir, Miss Mary écoutait. François eut de la peine à la reconnaître. Dans sa robe de chambre, avec ses cheveux qui formaient deux nattes et son visage démaquillé, elle paraissait beaucoup plus jeune et ressemblait à une petite fille sans défense. Eux-mêmes, en pyjama, l'un bleu, l'autre lie de vin, n'étaient plus que des gamins apeurés. A la faible lumière de la veilleuse, qui était allumée au fond du couloir, ils formaient un groupe bizarre, et paraissaient tenir conciliabule avant de se livrer à quelque jeu insolite. Ils tendaient l'oreille. Rien.
— Je suis sûre, souffla Miss Mary. Tenez! Un faible grincement leur parvint du rez-de-chaussée.
— C'est peut-être Mrs. Humphrey? chuchota François.
— Non. J'ai vérifié. Elle dort.
Ils ne savaient que faire. Descendre? C'était aller au-devant du danger, et l'on n'ignorait plus, maintenant, que l'homme à la barbe était capable de tout. Car c'était sûrement lui qui s'était, à nouveau, introduit dans la maison. Appeler? Mais le téléphone se trouvait dans le bureau, donc à deux pas du malfaiteur. Alors quoi? Rester là? Et s'il montait? Les deux garçons attendaient que la jeune femme proposât quelque chose, mais elle était aussi perplexe qu'eux. François déchiffra l'heure: minuit et demi.
— Ecoutez, dit Bob. Nous sommes trois, quand même! A trois, nous ne devons pas risquer grand-chose. Allons-y!
Il alluma le plafonnier du couloir et s'engagea le premier dans l'escalier. Ils s'arrêtèrent à mi-hauteur. De là, ils découvraient le vestibule et ses portes. Elles étaient toutes fermées. Aucun bruit. Ils continuèrent leur progression, marche après marche. Ils atteignirent le rez-de-chaussée, attentifs, un peu pâles, se sentant de plus en plus exposés. Ils n'étaient plus qu'à quelques mètres du salon et auraient dû entendre quelque chose. Ils n'osaient plus bouger.
— On a l'air malin, murmura Bob.
Et il rit nerveusement.
— Pourtant, je ne me suis pas trompée, dit Miss Mary.
— Eh bien, je crois qu'il n'y a plus personne… François, allume. Le bouton est de ton côté.
François tâtonna et trouva le bouton. Le lustre à quatre branches du hall s'illumina. Si l'ennemi était encore dans la place, il devait voir, sous la porte du salon, une raie lumineuse. Alors, ou bien il allait s'enfuir, ou bien il allait prendre l'offensive.
Mais rien ne se produisit. Alors, résolument, Bob traversa le hall et ouvrit.
— Qui est là? cria-t-il, d'une voix qui tremblait un peu.
Puis il se retourna et dit:
— On a rêvé.
Miss Mary et François le rejoignirent. Ils entrèrent et virent, à ce moment-là, que la fenêtre à guillotine était soulevée. Un des volets oscillait en grinçant, au vent de la nuit.
Bob, soudain furieux, revint sur ses pas et fit la lumière. Ils regardèrent autour d'eux avec étonnement. Le salon avait son aspect habituel. Ils allèrent à la fenêtre et constatèrent que la vitre coulissante avait été découpée dans sa partie inférieure. Un trou, fait sans doute avec un diamant, permettait de débloquer le levier de fermeture.
— Je n'y comprends rien, dit Bob. Se donner tant de mal pour prendre quoi?
Miss Mary, qui inspectait le salon, s'écria tout à coup:
— On a volé l'éléphant d'ivoire!
Elle montrait une étagère où s'alignaient des bibelots. L'éléphant n'y était plus.
– Ça ne tient pas debout, dit Bob. C'est un truc sans valeur.
— Il était gros? demanda François.
— Comme le poing. Et encore!
— Ah! fit la jeune femme. La main de marbre aussi a disparu.
François se rappela qu'il l'avait aperçue, sur la cheminée; une main de femme, longue, délicate, vivante.
— Et les pistolets, dit Bob. Ils ne sont plus là. Je les avais posés sur cette table, hier.
Tournant sur eux-mêmes, lentement, ils examinaient la pièce, meuble après meuble.
— Je crois que c'est tout, dit Miss Mary.
— Non, dit Bob. Le kriss malais a été emporté.
On voyait, en effet, sur le mur, une place vide entre un sabre de samouraï et un casse-tête polynésien.
– Ça alors! reprit Bob. C'est ahurissant! Se donner tant de mal et prendre tant de risques pour voler quoi?… Un éléphant d'ivoire, une main de marbre, un poignard et deux pistolets!
— C'est peut-être, observa François, qu'il n'a pas eu le temps de prendre autre chose.
— Mais il y avait ici des tas d'objets plus précieux, répliqua Bob. Tiens, ce reliquaire… Tiens, ces cavaliers en jade… Pourquoi barboter un éléphant alors que, juste à côté, il y a un petit Bouddha qui vaut vingt fois plus cher. C'est idiot!
— Et surtout, dit Miss Mary, on ne voit pas le rapport avec le vol des documents.
François venait de se faire, à la même seconde, la même réflexion. Il était bien difficile d'admettre que, par une coïncidence extraordinaire, un second voleur, à une nuit d'intervalle, se fût introduit dans la même maison. Mais que signifiait ce vol?
— Moi, dit François, je crois que c'est le barbu qui est revenu, parce qu'il n'a pas eu le temps, hier, d'emporter quelque chose qui lui tenait à cœur.
— La main d'ivoire, peut-être, ricana Bob.
— Je sais. Ça paraît stupide. Mais il est évident que c'est le même type qui a fait le coup.
Et comme c'est bien le même, il savait que la maison était habitée et qu'il pouvait être surpris une deuxième fois. Et pourtant il n'a pas hésité, comme il n'avait plus les clefs, à découper la vitre. Conclusion: il était absolument nécessaire pour lui de revenir.
— Sans-Atout, va! plaisanta Bob. Ecoutez-le. Si on insiste, il est prêt à nous dire que le bonhomme est gaucher et qu'il a eu la scarlatine.
La frayeur qu'ils avaient éprouvée se muait en soulagement et l'insouciance de leur âge reprenait le dessus. Mais Miss Mary, elle, n'avait pas envie de rire. Elle referma la fenêtre: