Il plia la carte, la rangea sur l'étagère. Et d'une voix de nouveau calme qui ne cherchait plus à juger, il ajouta: «D'ailleurs, en mai 1940, nous n'avions pas non plus un "deuxième front"…»
Le soir, il vint, habillé d'une chemise blanche, les joues lisses, les chaussures bien cirées. Ils se sourirent, parlèrent en évitant tout retour vers le sujet de leur brouille. «Tu verras, c'est une petite surprise», répéta-t-elle en chemin. La veille, le directeur de l'hôpital militaire l'avait priée de participer au concert qu'on organisait avant l'évacuation de tous les blessés: le front approchait. Il y aurait, avait-il expliqué, plusieurs chanteuses et (il comptait sur elle) un couple qui danserait une valse. La salle était aménagée non pas à l'hôpital, trop encombré de lits, mais dans un dépôt de trains d'où, pour une soirée, on avait retiré les locomotives.
Quand ils pénétrèrent à l'intérieur, elle eut un mouvement de recul. La surprise était plus pour elle que pour lui. Des centaines de regards fixaient l'estrade encore vide, d'innombrables rangées serrées d'hommes assis, tous différents et semblables à la fois et dont la masse vivante s'étendait jusqu'au fond de cette très longue bâtisse de briques et se perdait dans l'obscurité, donnant l'impression de se prolonger, rang après rang, à l'infini. Elle était habituée à les voir répartis dans les chambres, surpeuplées certes, mais où la multitude de leurs mutilations et de leurs souffrances avait encore des visages individuels. Là, dans cette enfilade de douleur, l'œil ne voyait plus qu'une égale matière meurtrie. Bosselée de têtes blêmes, blanchie de pansements.
Une demi-douzaine de femmes chantèrent en choeur, sans accompagnement. Des voix résonnaient, nues, et même dans les chansons enjouées laissaient frémir une corde trop tendue trop proche des larmes. Les applaudissements étaient peu sonores: beaucoup de bras en écharpe et des moignons au lieu des bras.
À présent, c'était leur tour. Une infirmière posa une chaise au bord de la scène. Deux soldats vinrent y placer un cul-de-jatte, un homme jeune, à la flamboyante chevelure rousse, au regard crâne. On lui apporta un accordéon. Comme dans un songe, Alexandra et Jacques Dorme montèrent sur les planches qui sentaient le bois frais.
La mémoire des corps l'emporta vite sur la crainte de ne pas se rappeler le mouvement. L'accordéoniste jouait avec un imperceptible retard sur le rythme d'une valse comme s'il avait voulu les voir danser le plus longtemps possible. En tournant, ils voyaient le feu de sa chevelure et ce contraste déchirant: un sourire large, l'éclat des dents et les yeux remplis de détresse. Par brèves intermittences, ils remarquaient aussi les regards des blessés, des rangées d'étincelles qui brûlaient leurs corps de danseurs. Il ne restait plus rien de leur dispute du déjeuner. Toutes les paroles étaient calcinées par ces regards. Un avion passa très bas et, pendant quelques secondes, effaça les notes. Ils continuèrent à tournoyer dans ce vacarme comme on plonge dans une vague, retombèrent dans la musique revenue.
À la fin, ils avaient l'impression d'être seuls, de danser dans une salle déserte, le visage reflété dans les yeux de l'autre. Elle baissa plusieurs fois les paupières pour chasser ses larmes.
Deux jours plus tard, il y eut cette froide matinée de brume, et, le soir, le départ. Avant de monter dans le train, il s'était déjà mêlé aux membres de la future escadrille, à sa nouvelle vie. Le train s'ébranla, les hommes parlèrent plus haut, plus joyeusement, sembla-t-il. Elle eut le temps de retrouver encore une fois son visage, à côté de la physionomie rieuse d'un grand gaillard qui saluait quelqu'un sur le quai, puis la nuit mélangea les wagons en un seul mur sombre… En rentrant, elle écoutait en elle les paroles qu'il lui avait dites quand, le matin, ils marchaient le long du fleuve. «Après la guerre, il faudra quand même que tu penses à revenir au Pays… Mais si, ils te laisseront partir. Tu seras femme d'un Français, si tu acceptes de m'épouser, bien sûr. Et tu redeviendras donc française, et je te montrerai ma ville et la maison où je suis né…»
***
Elle parlait lentement, s'interrompant comme pour écouter le vent qui ponçait la steppe ou pour accompagner du regard un oiseau dans le ciel de juillet. Ou peut-être ces pauses correspondaient-elles, dans sa mémoire, à de longs mois qui n'apportaient aucune nouvelle de Jacques Dorme? Je laissais ma vue errer le long d'une étroite rivière d'où nous parvenait un voile de fraîcheur, au-delà des branches des saules et des vernes qui nous protégeaient sous leur tamis mouvant. Les berges étaient craquelées de chaleur, le courant presque immobile semblait s'amenuiser à vue d'œil, aspiré par le soleil. J'imaginais à sa place une large étendue d'eau, dans un lointain mois de mai, un lac nocturne et les deux silhouettes de baigneurs découpées sur le bleuissement d'un orage muet.
Il lui restait peu de choses à me dire. Elle ne parla pas des combats dans Stalingrad, sachant qu'à l'école on nous les racontait chaque année, avec témoignages de vétérans à l'appui. Ni de l'enfer vécu à l'arrière, dans des bourgades transformées en vastes hôpitaux de campagne. Après le départ de Jacques Dorme et pendant les trois années qu'avaient duré ses vols au-dessus de la Sibérie, elle avait reçu quatre lettres. Transmises de main en main, grâce à des militaires en déplacement: l'unique moyen d'envoyer un courrier du désert polaire où était basée son escadrille et surtout de déjouer la vigilante chasse aux espions.
Le travail des pilotes sur la ligne «Alaska-Sibérie», l'Alsib, était doublement secret. Pendant la guerre, il fallait le cacher aux Allemands. Après la guerre, aux Soviétiques eux-mêmes: la guerre froide venait de commencer et le peuple ne devait surtout pas savoir que ces impérialistes américains avaient fourni à leur allié russe plus de huit mille avions pour le front de l'Est. Tout ce que Alexandra apprendrait viendrait de ces quatre lettres, d'une seule photo et des conversations avec un camarade à qui Jacques Dorme avait demandé de la retrouver, un engagement les hommes de l'escadrille prenaient entre eux, en pensant à leurs proches. Il y avait aussi ce voyage qu'elle tenterait au début des années cinquante, dans l'espoir de retrouver le lieu de sa mort. Elle en rapporterait peu de choses: le souvenir d'une région à peine accessible, qua drillée çà et là par les barbelés des camps, et en réponse à ses questions, un mutisme prudent, une ignorance réelle ou feinte.
Elle sut pourtant me faire imaginer – presque revivre – l'époque de ce pont aérien caché au monde. Parmi les itinéraires parcourus ou rêvés de ma vie, l'Alsib fut l'un des premiers à inscrire en moi son espace et son vertige. Cinq mille kilomètres de l'Alaska jusqu'à Krasnoïarsk, au cœur de la Sibérie, une vingtaine d'aéroports posés sur le permafrost de la toundra et leurs noms, mystérieux comme ceux des étapes d'une quête: Fairbanks, Nome, Ouelkal, Omolon, Seïmtchan… La violence des vents arctiques qui renversaient les hommes et les traînaient sur la glace où la main ne trouvait rien à quoi se raccrocher. L'air, par moins soixante, dans lequel la bouche mordait comme dans une volée de lames de rasoir. Des escadrilles qui se relayaient, d'un aérodrome à l'autre, sans jours de repos, sans droit à la faiblesse, sans l'excuse des intempéries, des orages magnétiques, de la surcharge des avions. Les pistes d'atterrissage construites par les prisonniers des camps, les environs bosselés de leurs cadavres engivrés qu'on ne prenait pas la peine de compter. Le seul décompte portait sur le nombre d'avions conduits par chacun des pilotes: plus de trois cents pour Jacques Dorme, d'après la lettre de septembre 1944. Et, une addition plus discrète, le nombre d'aviateurs morts dans les crashs: plus d'une centaine, dont le sien, le jour de l'An 1945.