– Un coup de feu tiré à brûle-pourpoint, et une balle dans l’épine dorsale! Peste! docteur, en voilà plus qu’il n’en faut pour envoyer ad patres un pauvre diable. Ça, ne me tourmentez plus, et laissez-moi mourir en repos.
– Non, il vivra! il vivra! s’écria Mergy fixant des yeux égarés sur le chirurgien, et lui saisissant fortement le bras.
– Oui, encore une heure, peut-être deux, dit froidement maître Brisart, car c’est un homme robuste.
Mergy retomba sur ses genoux, saisit la main droite du capitaine, et arrosa d’un torrent de larmes le gantelet dont elle était couverte.
– Deux heures? reprit George. Tant mieux, je craignais d’avoir plus longtemps à souffrir.
– Non, cela est impossible! s’écria Mergy en sanglotant. George, tu ne mourras pas. Un frère ne peut mourir de la main de son frère.
– Allons, tiens-toi tranquille, et ne me secoue pas. Chacun de tes mouvements me répond là. Je ne souffre pas trop maintenant; pourvu que cela dure… C’est ce que disait Zany en tombant du haut du clocher.
Mergy s’assit auprès du matelas, la tête appuyée sur ses genoux et cachée dans ses mains. Il était immobile et comme assoupi; seulement, par intervalles, des mouvements convulsifs faisaient tressaillir tout son corps comme dans le frisson de la fièvre, et des gémissements qui n’avaient rien de la voix humaine s’échappaient de sa poitrine avec effort.
Le chirurgien avait attaché quelques bandes, seulement pour arrêter le sang, et il essuyait sa sonde avec beaucoup de sang-froid.
– Je vous engage fort à faire vos préparatifs, dit-il; si vous voulez un ministre, il n’en manque pas ici. Si vous aimez mieux un prêtre, on vous en donnera un. J’ai vu tout à l’heure un moine que nos gens ont fait prisonnier. Tenez, il confesse là-bas cet officier papiste qui va mourir.
– Qu’on me donne à boire, dit le capitaine.
– Gardez-vous-en bien! vous allez mourir une heure plus tôt.
– Une heure de vie ne vaut pas un verre de vin. Allons! adieu, docteur; voici à côté de moi quelqu’un qui vous attend avec impatience.
– Faut-il que je vous envoie un ministre, ou le moine?
– Ni l’un ni l’autre.
– Comment?
– Laissez-moi en repos.
Le chirurgien haussa les épaules, et s’approcha de Béville.
– Par ma barbe! s’écria-t-il, voici une belle plaie. Ces diables de volontaires frappent comme des sourds.
– J’en reviendrai, n’est-ce pas? demanda le blessé d’une voix faible.
– Respirez un peu, dit maître Brisart.
On entendit alors une espèce de sifflement faible; il était produit par l’air qui sortait de la poitrine de Béville, par sa blessure en même temps que par sa bouche, et le sang coulait de la plaie comme une mousse rouge.
Le chirurgien siffla comme pour imiter ce bruit étrange; puis il posa une compresse à la hâte, et sans dire un mot, il reprit sa trousse et se disposait à sortir. Cependant les yeux de Béville, brillant comme deux flambeaux, suivaient tous ces mouvements.
– Eh bien, docteur? demanda-t-il d’une voix tremblante.
– Faites vos paquets, répondit froidement, le chirurgien.
Et il s’éloigna.
– Hélas! mourir si jeune! s’écria le malheureux Béville en laissant retomber sa tête sur la botte de paille qui lui servait d’oreiller.
Le capitaine George demandait à boire; mais personne ne voulait lui donner un verre d’eau, de peur de hâter sa fin. Étrange humanité, qui ne sert qu’à prolonger la souffrance! En ce moment La Noue et le capitaine Dietrich, ainsi que plusieurs autres officiers, entrèrent dans la salle pour voir les blessés. Ils s’arrêtèrent tous devant le matelas de George, et La Noue, s’appuyant sur le pommeau de son épée, regardait alternativement les deux frères avec des yeux où se peignait toute l’émotion que lui faisait éprouver ce triste spectacle.
Une gourde que le capitaine allemand portait au côté attira l’attention de George.
– Capitaine, lui dit-il, vous êtes un vieux soldat?
– Oui, vieux soldat. La fumée de la poudre grisonne une barbe plus vite que les années. Je m’appelle le capitaine Dietrich Hornstein.
– Dites-moi, que feriez-vous si vous étiez blessé comme moi?
Le capitaine Dietrich regarda un instant ses blessures, en homme qui était accoutumé d’en voir et de juger de leur gravité.
– Je mettrais ordre à ma conscience, répondit-il, et je demanderais un bon verre de vin du Rhin, s’il y en avait une bouteille aux environs.
– Eh bien, moi, je ne leur demande qu’un peu de leur mauvais vin de la Rochelle, et les imbéciles ne veulent pas m’en donner.
Dietrich détacha sa gourde, qui était d’une grosseur très imposante, et se disposait à la remettre au blessé.
– Que faites-vous, capitaine! s’écria un arquebusier; le médecin dit qu’il mourra tout de suite s’il boit.
– Qu’importe? il aura du moins un petit plaisir avant sa mort. Tenez, mon brave, je suis fâché de n’avoir pas de meilleur vin à vous offrir.
– Vous êtes un galant homme, capitaine Dietrich, dit George après avoir bu.
Puis tendant la gourde à son voisin:
– Et toi, mon pauvre Béville, veux-tu me faire raison?
Mais Béville secoua la tête sans répondre.
– Ah! ah! dit George, autre tourment! Quoi! ne me laissera-t-on pas mourir en paix?
Il voyait s’avancer un ministre portant une Bible sous le bras.
– Mon fils, dit le ministre, lorsque vous allez…
– Assez, assez! Je sais ce que vous allez me dire, mais c’est peine perdue. Je suis catholique.
– Catholique! s’écria Béville. Tu n’es donc plus athée?
– Mais autrefois, dit le ministre, vous avez été élevé dans la religion réformée; et dans ce moment solennel et terrible, lorsque vous êtes près de paraître devant le juge suprême des actions et des consciences…
– Je suis catholique. Par les cornes du diable! laissez-moi tranquille!
– Mais…
– Capitaine Dietrich, n’aurez-vous point pitié de moi! Vous m’avez déjà rendu un grand service; je vous en demande un autre encore. Faites que je puisse mourir sans exhortations et sans jérémiades.
– Retirez-vous, dit le capitaine au ministre; vous voyez qu’il n’est pas d’humeur à vous entendre.