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– Un ennemi désarmé! s’écria George.

Et il lui arracha son épée.

La blessure du chevalier n’était pas mortelle, mais il perdait beaucoup de sang. On le pansa du mieux qu’on put avec des serviettes, pendant qu’avec un rire forcé il disait entre ses dents que l’affaire n’était pas finie.

Bientôt parurent un moine et un chirurgien, qui se disputèrent quelque temps le blessé. Le chirurgien cependant eut la préférence, et, ayant fait transporter son patient au bord de la Seine, il le conduisit dans un bateau jusqu’à son logement.

Tandis que les valets emportaient les serviettes ensanglantées et lavaient le pavé rougi, d’autres mettaient de nouvelles bouteilles sur la table. Pour Vaudreuil, après avoir soigneusement essuyé son épée, il la remit au fourreau, fit le signe de la croix, puis, avec un imperturbable sang-froid, il tira de sa poche une lettre, réclama le silence, et lut la première ligne, qui excita de grands éclats de rire:

«Mon chéri, cet ennuyeux chevalier, qui m’obsède…»

– Sortons d’ici, dit Mergy à son frère avec une expression de dégoût.

Le capitaine le suivit. La lettre occupait l’attention générale, et leur absence ne fut pas remarquée.

IV – LE CONVERTI

Le capitaine George rentra dans la ville avec son frère, et le conduisit à son logement. En marchant, ils échangèrent à peine quelques paroles; la scène dont ils venaient d’être les témoins leur avait laissé une impression pénible qui leur faisait involontairement garder le silence.

Cette querelle et le combat irrégulier qui l’avait suivie n’avaient rien d’extraordinaire à cette époque. D’un bout de la France à l’autre, la susceptibilité chatouilleuse de la noblesse donnait lieu aux événements les plus funestes, au point que, d’après un calcul modéré, sous le règne de Henri III et sous celui de Henri IV, la fureur des duels coûta la vie à plus de gentilshommes que dix années de guerres civiles.

Le logement du capitaine était meublé avec élégance. Des rideaux de soie à fleurs et des tapis de couleurs brillantes attirèrent d’abord les yeux de Mergy, accoutumés à plus de simplicité. Il entra dans un cabinet que son frère appelait son oratoire, le mot de boudoir n’étant pas encore inventé. Un prie-Dieu en chêne fort bien sculpté, une madone peinte par un artiste italien, et un bénitier garni d’un grand rameau de buis, semblaient justifier la pieuse désignation de cette chambre, tandis qu’un lit de repos couvert de damas noir, une glace de Venise, un portrait de femme, des armes et des instruments de musique, indiquaient des habitudes un peu mondaines de la part de son propriétaire.

Mergy jeta un coup d’œil méprisant sur le bénitier et le rameau de buis, qui lui rappelaient tristement l’apostasie de son frère. Un petit laquais apporta des confitures, des dragées et du vin blanc: le thé et le café n’étaient pas encore en usage, et le vin remplaçait toutes ces boissons élégantes pour nos simples aïeux.

Mergy, un verre à la main, reportait toujours ses regards de la madone au bénitier, et du bénitier au prie-Dieu. Il soupira profondément, et, regardant son frère nonchalamment étendu sur le lit de repos:

– Te voilà donc tout à fait papiste! dit-il. Que dirait notre mère si elle était ici?

Cette idée parut affecter douloureusement le capitaine. Il fronça ses sourcils épais et fit un geste de la main comme pour prier son frère de ne pas entamer un tel sujet; mais celui-ci poursuivit impitoyablement:

– Est-il possible que tu aies abjuré du cœur la croyance de notre famille, comme tu l’as abjurée des lèvres?

– La croyance de notre famille!… Elle n’a jamais été la mienne… Qui? moi… croire aux sermons hypocrites de vos ministres nasillards!… moi!…

– Sans doute! et il vaut mieux croire au purgatoire, à la confession, à l’infaillibilité du pape! il vaut mieux s’agenouiller devant les sandales poudreuses d’un capucin! Un temps viendra où tu ne croiras pas pouvoir dîner sans réciter la prière du baron de Vaudreuil.

– Écoute, Bernard, je hais les disputes, surtout celles où il s’agit de religion; mais il faut bien que tôt ou tard je m’explique avec toi, et, puisque nous en sommes là-dessus, finissons-en: je vais te parler à cœur ouvert.

– Ainsi tu ne crois pas à toutes les absurdes inventions des papistes?

Le capitaine haussa les épaules et fit résonner un de ses larges éperons en laissant tomber le talon de sa botte sur le plancher. Il s’écria:

– Papistes! huguenots! superstition des deux parts. Je ne sais point croire ce que ma raison me montre comme absurde. Nos litanies et vos psaumes, toutes ces fadaises se valent. Seulement, ajouta-t-il en souriant, il y a quelquefois de bonne musique dans nos églises, tandis que chez vous c’est une guerre à mort aux oreilles délicates.

– Belle supériorité pour ta religion, et il y a là de quoi lui faire des prosélytes [32]!

– Ne l’appelle pas ma religion, car je n’y crois pas plus qu’à la tienne. Depuis que j’ai su penser par moi-même, depuis que ma raison a été à moi…

– Mais…

– Ah! trêve de sermons. Je sais par cœur tout ce que tu vas me dire. Moi aussi j’ai eu mes espérances, mes craintes. Crois-tu que je n’ai pas fait des efforts puissants pour conserver les heureuses superstitions de mon enfance? J’ai lu tous nos docteurs pour y chercher des consolations contre les doutes qui m’effrayaient, et je n’ai fait que les accroître. Bref, je n’ai pu et je ne puis croire. Croire est un don précieux qui m’a été refusé, mais pour rien au monde je ne chercherais à en priver les autres.

– Je te plains.

– À la bonne heure, et tu as raison.

– Protestant, je ne croyais pas au prêche; catholique, je ne crois pas davantage à la messe. Eh! morbleu! les atrocités de nos guerres civiles ne suffiraient-elles pas pour déraciner la foi la plus robuste?

– Ces atrocités sont l’ouvrage des hommes seuls, et des hommes qui ont perverti la parole de Dieu.

– Cette réponse n’est pas de toi; mais tu trouveras bon que je ne sois pas encore convaincu. Votre Dieu, je ne le comprends pas, je ne puis le comprendre… Et si je croyais, ce serait, comme dit notre ami Jodelle, sous bénéfice d’inventaire.

– Puisque les deux religions te sont indifférentes, pourquoi donc cette abjuration qui a tant affligé ta famille et tes amis?

– J’ai vingt fois écrit à mon père pour lui expliquer mes motifs et me justifier; mais il a jeté mes lettres au feu sans les ouvrir, et il m’a traité plus mal que si j’avais commis quelque grand crime.

– Ma mère et moi nous désapprouvions cette rigueur excessive; et sans les ordres…

– Je ne sais ce qu’on a pensé de moi. Peu m’importe! Voici ce qui m’a déterminé à un coup de tête, que je ne referais pas, sans doute, s’il était à refaire…

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[32] Personne ayant renoncé au paganisme pour adhérer au judaïsme.

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