– C’est, lui répondit Rheincy, un de nos plus fameux raffinés; et comme vous venez de la province, je veux bien vous expliquer le beau langage. Un raffiné est un galant homme dans la perfection, un homme qui se bat quand le manteau d’un autre touche le sien, quand on crache à quatre pieds de lui, ou pour tout autre motif aussi légitime.
– Comminges, dit Vaudreuil, mena un jour un homme au Pré-aux-Clercs [28]; ils ôtent leurs pourpoints et tirent l’épée.
«- N’es-tu pas Berny d’Auvergne? demanda Comminges.
«- Point du tout, répond l’autre; je m’appelle Villequier, et je suis de Normandie.
«- Tant pis, repartit Comminges, je t’ai pris pour un autre; mais, puisque je t’ai appelé, il faut nous battre.
«Et il le tua bravement.
Chacun cita quelque trait de l’adresse ou de l’humeur querelleuse de Comminges. La matière était riche, et cette conversation les mena jusque hors de la ville, à l’auberge du More, située au milieu d’un jardin, près du lieu où l’on bâtissait le château des Tuileries, commencé en 1564. Plusieurs gentilshommes de la connaissance de George et de ses amis s’y rencontrèrent, et l’on se mit à table en nombreuse compagnie.
Mergy, qui était assis à côté du baron de Vaudreuil, observa qu’en se mettant à table il faisait le signe de la croix et récitait à voix basse et les yeux fermés cette singulière prière:
Laus Deo, pax vivis, salutem defunctis, et beata viscera virginis Mariœ quœ portaverunt Æterni Patris Filium!
– Savez-vous le latin, monsieur le baron? lui demanda Mergy.
– Vous avez entendu ma prière?
– Oui, mais je vous avoue que je ne l’ai pas comprise.
– À vous dire le vrai, je ne sais pas le latin et je ne sais pas trop ce que cette prière veut dire; mais je la tiens d’une de mes tantes qui s’en est toujours bien trouvée, et, depuis que je m’en sers, je n’en ai vu que de bons effets.
– J’imagine que c’est un latin catholique, et par conséquent nous autres huguenots nous ne pouvons le comprendre!
– À l’amende! à l’amende! s’écrièrent à la fois Béville et le capitaine George.
Mergy s’exécuta de bonne grâce, et l’on couvrit la table de nouvelles bouteilles qui ne tardèrent pas à mettre la compagnie en belle humeur.
La conversation devint bientôt plus bruyante, et Mergy profita du tumulte pour causer avec son frère sans faire attention à ce qui se passait autour d’eux.
Ils furent tirés de leur aparté à la fin du second service par le bruit d’une violente dispute qui venait de s’élever entre deux des convives.
– Cela est faux! s’écriait le chevalier de Rheincy.
– Faux! dit Vaudreuil.
Et sa figure, naturellement pâle, devint comme celle d’un cadavre.
– C’est la plus vertueuse, la plus chaste des femmes, continua le chevalier.
Vaudreuil sourit amèrement et leva les épaules. Tous les yeux étaient fixés sur les acteurs de cette scène, et chacun paraissait vouloir attendre, dans une neutralité silencieuse, le résultat de la querelle.
– De quoi s’agit-il, Messieurs, et pourquoi ce tapage? demanda le capitaine, prêt, selon son ordinaire, à s’opposer à toute infraction à la paix.
– C’est notre ami le chevalier, répondit tranquillement Béville, qui veut que la Sillery, sa maîtresse, soit chaste, tandis que notre ami de Vaudreuil prétend qu’elle ne l’est pas et qu’il en sait quelque chose.
Un éclat de rire général qui s’éleva aussitôt augmenta la fureur de Rheincy, qui regardait avec des yeux enflammés de rage et Vaudreuil et Béville.
– Je pourrais montrer de ses lettres, dit Vaudreuil.
– Je t’en défie! s’écria le chevalier.
– Eh bien! dit Vaudreuil avec un ricanement très méchant, je vais lire une de ses lettres à ces messieurs. Ils connaissent peut-être son écriture aussi bien que moi, car je n’ai pas la prétention d’être seul honoré de ses billets et de ses bonnes grâces. Voici un billet que j’ai reçu d’elle aujourd’hui même.
Et il parut fouiller dans sa poche comme pour en tirer une lettre.
– Tu mens par ta gorge!
La table était trop large pour que la main du baron pût toucher son adversaire, assis en face de lui.
– Je te ferai avaler le démenti jusqu’à ce qu’il t’étouffe! s’écria-t-il.
Et il accompagna cette phrase d’une bouteille qu’il lui jeta à la tête. Rheincy évita le coup, et, renversant sa chaise dans sa précipitation, il courut à la muraille pour décrocher son épée qu’il y avait suspendue.
Tous se levèrent, quelques-uns pour s’entremettre dans la querelle, la plupart pour éviter d’en être trop près.
– Arrêtez, fous que vous êtes! s’écria George en se mettant devant le baron, qui se trouvait le plus près de lui. Deux amis doivent-ils se battre pour une misérable femmelette?
– Une bouteille jetée à la tête vaut un soufflet, dit froidement Béville. Allons, chevalier, mon ami, flamberge [29] au vent!
– Franc jeu! franc jeu! faites place! s’écrièrent presque tous les convives.
– Holà! Jeannot, ferme la porte, dit nonchalamment l’hôte du More, habitué à voir des scènes semblables; si les archers passaient, cela pourrait interrompre ces gentilshommes et nuire à la maison.
– Vous battrez-vous dans une salle à manger comme des lansquenets [30] ivres? poursuivit George, qui voulait gagner du temps; attendez au moins à demain.
– À demain, soit, dit Rheincy.
Et il fit le mouvement de remettre son épée dans le fourreau.
– Il a peur, notre petit chevalier, dit Vaudreuil.
Aussitôt Rheincy, écartant tous ceux qui se trouvaient sur son passage, s’élança sur son ennemi. Tous deux s’attaquèrent avec fureur; mais Vaudreuil avait eu le temps de rouler avec soin une serviette autour de son bras gauche, et il s’en servait avec adresse pour parer les coups de taille [31]; tandis que Rheincy, qui avait négligé une semblable précaution, reçut une blessure à la main gauche dès les premières passes. Cependant il ne laissait pas de combattre avec courage, appelant son laquais et lui demandant son poignard. Béville arrêta le laquais, prétendant que Vaudreuil n’ayant pas de poignard, son adversaire ne devait pas en avoir non plus. Quelques amis du chevalier réclamèrent; des paroles fort aigres furent échangées, et sans doute le duel se fût changé en une escarmouche, si Vaudreuil n’y eût mis fin en renversant son adversaire frappé d’un coup dangereux à la poitrine. Il mit promptement le pied sur l’épée de Rheincy pour l’empêcher de la ramasser, et leva la sienne pour lui donner le coup de grâce. Les lois du duel permettaient cette atrocité.