Et Mergy avait déjà fait intérieurement la réflexion que le capitaine avait favorisé, sinon commandé le vol.
– Vous pourrez, par la même occasion, ajouta l’hôte, vous pourrez ravoir vos écus d’or de cette jeune demoiselle; elle se sera trompée, sans doute, en faisant ses paquets au petit jour.
– Attacherai-je la valise de votre seigneurie sur le cheval de votre seigneurie? demanda le garçon d’écurie du ton le plus respectueux et le plus désespérant.
Mergy comprit que plus il resterait, plus il aurait à souffrir des plaisanteries de cette canaille. La valise attachée, il s’élança sur la mauvaise selle; mais le cheval, se sentant un maître nouveau, conçut le désir malin d’éprouver ses connaissances dans l’art de l’équitation. Il ne tarda pas beaucoup cependant à s’apercevoir qu’il avait affaire à un excellent cavalier, moins que jamais disposé à souffrir ses gentillesses; aussi, après quelques ruades bien payées par de grands coups d’éperons fort pointus, il prit le sage parti d’obéir et de prendre un grand trot de voyage. Mais il avait épuisé une partie de sa vigueur dans sa lutte avec son cavalier, et il lui arriva ce qui arrive toujours aux rosses en pareil cas, il tomba, comme l’on dit, en manquant des quatre pieds. Notre héros se releva aussitôt, légèrement moulu, mais encore plus furieux à cause des huées qui s’élevèrent aussitôt contre lui. Il balança même un instant s’il n’irait pas en tirer vengeance à grands coups de plat d’épée; cependant, par réflexion, il se contenta de faire comme s’il n’entendait pas les injures qu’on lui adressait de loin, et plus lentement, il reprit le chemin d’Orléans, poursuivi à distance par une bande d’enfants, dont les plus âgés chantaient la chanson de Jehan Petaquin [20], tandis que les plus petits criaient de toutes leurs forces: Au huguenot! au huguenot! les fagots!
Après avoir chevauché assez tristement pendant près d’une demi-lieue, il réfléchit qu’il n’attraperait probablement pas les reîtres ce jour-là; que son cheval était sans doute vendu; qu’enfin il était plus que douteux que ces messieurs consentissent à le lui rendre. Peu à peu il s’accoutuma à l’idée que son cheval était perdu sans retour; et, comme dans cette supposition il n’avait rien à faire sur la route d’Orléans, il reprit celle de Paris, ou plutôt une traverse, pour éviter de passer devant la malencontreuse auberge témoin de ses désastres. Insensiblement, et comme il s’était habitué de bonne heure à chercher le bon côté de tous les événements de cette vie, il considéra qu’il était fort heureux, à tout prendre, d’en être quitte à si bon compte; il aurait pu être entièrement volé, peut-être assassiné, tandis qu’il lui restait encore un écu d’or, à peu près toutes ses hardes, et un cheval qui, pour être laid, pouvait cependant le porter. S’il faut tout dire, le souvenir de la jolie Mila lui arracha plus d’une fois un sourire. Bref, après quelques heures de marche et un bon déjeuner, il fut presque touché de la délicatesse de cette honnête fille, qui n’emportait que dix-huit écus d’une bourse qui en contenait vingt. Il avait plus de peine à se réconcilier avec la perte de son bel alezan, mais il ne pouvait s’empêcher de convenir qu’un voleur plus endurci que le trompette aurait emmené son cheval sans lui en laisser un à la place.
Il arriva le soir à Paris, peu de temps avant la fermeture des portes, et il se logea dans une hôtellerie de la rue Saint-Jacques.
III – LES JEUNES COURTISANS
En venant à Paris, Mergy espérait être puissamment recommandé à l’amiral Coligny, et obtenir du service dans l’armée qui allait, disait-on, combattre en Flandre sous les ordres de ce grand capitaine. Il se flattait que des amis de son père, pour lesquels il apportait des lettres, appuieraient ses démarches et lui serviraient d’introducteurs à la cour de Charles et auprès de l’Amiral, qui avait aussi une espèce de cour. Mergy savait que son frère jouissait de quelque crédit, mais il était encore fort indécis s’il devait ou non le rechercher. L’abjuration de George de Mergy l’avait presque entièrement séparé de sa famille, pour laquelle il n’était guère plus qu’un étranger. Ce n’était pas le seul exemple d’une famille désunie par la différence des opinions religieuses. Depuis longtemps le père de George avait défendu que le nom de l’apostat fût prononcé en sa présence, et il avait appuyé sa rigueur par ce passage de l’Évangile: Si votre œil droit vous donne un sujet de scandale, arrachez-le. Bien que le jeune Bernard ne partageât pas, à beaucoup près, cette inflexibilité, cependant le changement de son frère lui paraissait une tache honteuse pour l’honneur de sa famille, et nécessairement les sentiments de tendresse fraternelle devaient avoir souffert de cette opinion.
Avant de prendre un parti sur la conduite qu’il devait tenir à son égard, avant même de rendre ses lettres de recommandation, il pensa qu’il fallait aviser aux moyens de remplir sa bourse vide, et, dans cette intention, il sortit de son hôtellerie pour aller chez un orfèvre du pont Saint-Michel, qui devait à sa famille une somme qu’il avait charge de réclamer.
À l’entrée du pont, il rencontra quelques jeunes gens vêtus avec beaucoup d’élégance, et qui, se tenant par le bras, barraient presque entièrement le passage étroit que laissaient sur le pont la multitude de boutiques et d’échoppes qui s’élevaient comme deux murs parallèles et dérobaient complètement la vue de la rivière aux passants. Derrière ces messieurs marchaient leurs laquais, chacun portant à la main, dans le fourreau, une de ces longues épées à deux tranchants que l’on appelait des duels, et un poignard dont la coquille était si large, qu’elle servait au besoin de bouclier. Sans doute le poids de ces armes paraissait trop lourd à ces jeunes gentilshommes, ou peut-être étaient-ils bien aisés de montrer à tout le monde qu’ils avaient des laquais richement habillés.
Ils semblaient en belle humeur, du moins à en juger par leurs éclats de rire continuels. Si une femme bien mise passait auprès d’eux, ils la saluaient avec un mélange de politesse et d’impertinence; tandis que plusieurs de ces étourdis prenaient plaisir à coudoyer rudement de graves bourgeois en manteaux noirs, qui se retiraient en murmurant tout bas mille imprécations contre l’insolence des gens de cour. Un seul de la troupe marchait la tête baissée, et semblait ne prendre aucune part à leurs divertissements.
– Dieu me damne! George, s’écria un de ces jeunes gens en le frappant sur l’épaule, tu deviens furieusement maussade. Il y a un gros quart d’heure que tu n’as ouvert la bouche. As-tu donc envie de te faire chartreux?
Le nom de George fit tressaillir Mergy, mais il n’entendit pas la réponse de la personne que l’on avait appelée de ce nom.
– Je gage cent pistoles, reprit le premier, qu’il est encore amoureux de quelque dragon de vertu. Pauvre ami! je te plains; c’est avoir du malheur que de rencontrer une cruelle à Paris.
– Va-t’en chez le magicien Rudbeck, dit un autre, il te donnera un philtre pour te faire aimer.
– Peut-être, dit un troisième, peut-être que notre ami le capitaine est amoureux d’une religieuse. Ces diables de huguenots, convertis ou non, en veulent aux épouses du bon Dieu.
Une voix, que Mergy reconnut à l’instant, répondit avec tristesse: