– Parbleu! je serais moins triste s’il ne s’agissait que d’amourettes; mais, ajouta-t-il plus bas, de Pons, que j’avais chargé d’une lettre pour mon père, est revenu, et m’a rapporté qu’il persistait à ne plus vouloir entendre parler de moi.
– Ton père est de la vieille roche, dit un des jeunes gens; c’est un de ces vieux huguenots qui voulurent prendre Amboise.
En cet instant, le capitaine George, ayant tourné la tête par hasard, aperçut Mergy. Poussant un cri de surprise, il s’élança vers lui les bras ouverts. Mergy n’hésita pas un instant; il lui tendit les bras et le serra contre son sein. Peut-être, si la rencontre eût été moins imprévue, eût-il essayé de s’armer d’indifférence; mais la surprise rendit à la nature tous ses droits. Dès ce moment ils se revirent comme des amis qui se retrouvent après un long voyage.
Après les embrassades et les premières questions, le capitaine George se tourna vers ses amis, dont quelques-uns s’étaient arrêtés à contempler cette scène.
– Messieurs, dit-il, vous voyez cette rencontre inattendue. Pardonnez-moi si je vous quitte pour aller entretenir un frère que je n’ai pas vu depuis plus de sept ans.
– Parbleu! nous n’entendons pas que tu nous quittes aujourd’hui. Le dîner est commandé, il faut que tu en sois.
Celui qui parlait ainsi le saisit en même temps par son manteau.
– Béville a raison, dit un autre, et nous ne te laisserons point aller.
– Eh, mordieu! reprit Béville, que ton frère vienne dîner avec nous. Au lieu d’un bon compagnon, nous en aurons deux.
– Excusez-moi, dit alors Mergy, mais j’ai plusieurs affaires à terminer aujourd’hui. J’ai des lettres à remettre…
– Vous les remettrez demain.
– Il est nécessaire qu’elles soient rendues aujourd’hui… et… ajouta Mergy en souriant et un peu honteux, je vous avouerai que je suis sans argent, et qu’il faut que j’en aille chercher.
– Ah! par ma foi, l’excuse est bonne! s’écrièrent-ils tous à la fois. Nous ne souffrirons pas que vous refusiez de dîner avec d’honnêtes chrétiens comme nous, pour aller emprunter à des juifs.
– Tenez, mon cher ami, dit Béville, en secouant avec affectation une longue bourse de soie passée dans sa ceinture, faites état de moi comme de votre trésorier. Le passe-dix [21] m’a bien traité depuis une quinzaine.
– Allons! allons! ne nous arrêtons pas et allons dîner au More, reprirent tous les jeunes gens.
Le capitaine regardait son frère encore indécis.
– Bah! tu auras bien le temps de remettre les lettres. Pour de l’argent, j’en ai; ainsi viens avec nous. Tu vas faire connaissance avec la vie de Paris.
Mergy se laissa entraîner. Son frère le présenta à tous ses amis l’un après l’autre: le baron de Vaudreuil, le chevalier de Rheincy, le vicomte de Béville, etc. Ils accablèrent de caresses le nouveau-venu, qui fut obligé de leur donner l’accolade à tous l’un après l’autre. Béville l’embrassa le dernier.
– Oh! oh! s’écria-t-il, Dieu me damne! camarade, je sens odeur d’hérétique. Je gage ma chaîne d’or contre une pistole que vous êtes de la religion.
– Il est vrai, Monsieur, et je ne suis pas si bon religieux que je devrais.
– Voyez si je ne distingue pas un huguenot entre mille! Ventre de loup! comme messieurs les parpaillots [22] prennent un air sérieux quand ils parlent de leur religion.
– Il me semble qu’on ne devrait jamais parler en plaisantant d’un pareil sujet.
– Mr de Mergy a raison, dit le baron de Vaudreuil; et vous, Béville, il vous arrivera malheur pour vos mauvaises railleries des choses sacrées.
– Voyez un peu cette mine de saint, dit Béville à Mergy; c’est le plus fieffé libertin de nous tous, et pourtant il s’avise de temps en temps de nous prêcher.
– Laissez-moi pour ce que je suis, Béville, dit Vaudreuil. Si je suis libertin, c’est que je ne puis dompter la chair; mais du moins je respecte ce qui est respectable.
– Pour moi, je respecte beaucoup… ma mère; c’est la seule honnête femme que j’aie connue. Au surplus, mon brave, catholiques, huguenots, papistes, juifs ou Turcs, ce m’est tout un; je me soucie de leurs querelles comme d’un éperon cassé.
– Impie! murmura Vaudreuil.
Et il fit le signe de la croix sur sa bouche, en se cachant toutefois du mieux qu’il put avec son mouchoir.
– Il faut que tu saches, Bernard, dit le capitaine George, que tu ne trouveras guère parmi nous de disputeurs comme notre savant maître Théobald Wolfsteinius. Nous faisons peu de cas des conversations théologiques, et nous employons mieux notre temps, Dieu merci.
– Peut-être, répondit Mergy avec un peu d’aigreur, peut-être aurait il été préférable pour toi que tu eusses écouté attentivement les doctes dissertations du digne ministre que tu viens de nommer.
– Trêve sur ce sujet, petit frère; plus tard je t’en reparlerai peut-être: je sais que tu as de moi une opinion… N’importe… Nous ne sommes pas ici pour parler de ces sortes de choses… Je crois que je suis un honnête homme, et tu le verras sans doute un jour… Brisons-là, il ne faut penser maintenant qu’à nous amuser.
Il passa la main sur son front comme pour chasser une idée pénible.
– Cher frère! dit tout bas Mergy en lui serrant la main.
George répondit par un autre serrement de main, et tous deux s’empressèrent de rejoindre leurs compagnons, qui les précédaient de quelques pas.
En passant devant le Louvre, d’où sortaient nombre de personnes richement habillées, le capitaine et ses amis saluaient ou embrassaient presque tous les seigneurs qu’ils rencontraient. Ils présentaient en même temps le jeune Mergy, qui, de cette manière, fit connaissance en un instant avec une infinité de personnages célèbres à cette époque. En même temps il apprenait leurs sobriquets (car alors chaque homme marquant avait le sien), ainsi que les histoires scandaleuses qui se débitaient sur leur compte.
– Voyez-vous, lui disait-on, ce conseiller si pâle et si jaune? C’est messire Petrus de finibus, en français Pierre Séguier, qui, dans tout ce qu’il entreprend, se démène tant et si bien, qu’il arrive toujours à ses fins. Voici le petit capitaine Brûle-bancs, Thoré de Montmorency; voici l’archevêque de Bouteilles [23], qui se tient assez droit sur sa mule, attendu qu’il n’a pas encore dîné. Voici un des héros de votre parti, le brave comte de La Rochefoucauld, surnommé l’ennemi des choux. Dans la dernière guerre, il a fait cribler d’arquebusades un malheureux carré de choux que sa mauvaise vue lui faisait prendre pour des lansquenets.