De son côté, l’Alsacien, tournant le dos à son compagnon, faisait rouler les grains de son chapelet entre son index et son pouce, tandis qu’il remuait les lèvres, sans qu’il en sortît le moindre son.
– Voici les deux plus étranges moines que j’aie jamais vus, et les plus silencieux, pensa dame Marguerite, en se plaçant à côté de son rouet, qu’elle mit bientôt en mouvement.
Depuis un quart d’heure le silence n’avait été interrompu que par le bruit du rouet, lorsque quatre hommes armés et de fort mauvaise mine entrèrent dans l’auberge. Ils touchèrent légèrement le bord de leur chapeau à la vue des deux moines, et l’un d’eux, saluant Marguerite du nom familier de «ma petite Margot», lui demanda du vin d’abord, et à dîner bien vite, «car, disait-il, la mousse m’est crue au gosier, faute de remuer les mâchoires.»
– Du vin, du vin! murmura dame Marguerite, voilà qui est bientôt dit, monsieur Bois-Dauphin. Mais est-ce vous qui payerez l’écot? Vous savez que Jérôme Crédit est mort; et d’ailleurs vous me devez, tant en vin qu’en dîners et soupers, plus de six écus, aussi vrai que je suis une honnête femme!
– Aussi vrai l’un que l’autre, répondit en riant Bois-Dauphin; c’est-à-dire que je ne vous dois que deux écus, la mère Margot, et pas un denier de plus (Il se servit d’un terme plus énergique).
– Ah! Jésus! Maria! peut-on dire?…
– Allons, allons, ne braillez pas, notre ancienne. Va pour six écus. Je te les payerai, Margoton, avec ce que nous dépenserons ici; car j’en ai du sonnant aujourd’hui, quoique nous ne gagnions guère au métier que nous faisons. Je ne sais ce que ces gredins-là font de leur argent.
– C’est bien possible qu’ils l’avalent, comme font les Allemands, dit un de ses camarades.
– Malepeste! s’écria Bois-Dauphin, il faut y regarder de près. Les bonnes pistoles sont, dans une carcasse hérétique, une bonne farce qu’il ne faut pas jeter aux chiens.
– Comme elle criait, la fille de ce ministre de ce matin! dit le troisième.
– Et le gros ministre! ajouta le dernier; comme j’ai ri! Il était si gros qu’il ne pouvait enfoncer dans l’eau.
– Vous avez donc bien travaillé ce matin? demanda Marguerite, qui revenait de la cave avec des bouteilles pleines.
– Comme cela, dit Bois-Dauphin. Hommes, femmes et petits enfants, c’est douze en tout que nous avons jetés à l’eau ou dans le feu. Mais le malheur, Margot, c’est qu’ils n’avaient ni sou ni maille; hormis la femme, qui avait quelques babioles, tout ce gibier-là ne valait pas les quatre fers d’un chien. Oui, mon père, continua-t-il en s’adressant au plus jeune des moines, nous avons bien gagné des indulgences, ce matin, en tuant ces chiens d’hérétiques, vos ennemis.
Le moine le regarda un instant, et se remit à lire; mais son bréviaire tremblait visiblement dans sa main gauche, et il serrait son poing droit comme un homme agité par une émotion concentrée.
– À propos d’indulgences, dit Bois-Dauphin en se tournant vers ses camarades, savez-vous que je voudrais bien en avoir une pour faire gras aujourd’hui? Je vois dans la basse-cour de dame Margot des poulets qui me tentent furieusement.
– Parbleu! dit un des scélérats, mangeons-en, nous ne serons pas damnés pour cela. Nous irons demain à confesse, voilà tout.
– Écoutez, compères, dit un autre, il me vient une idée. Demandons à ces gros frocards-là de nous donner la permission de faire gras.
– Oui, comme s’ils le pouvaient! répondit son camarade.
– Par les tripes de Notre-Dame! s’écria Bois-Dauphin, je sais un meilleur moyen que tout cela, et je vais vous le dire à l’oreille.
Les quatre coquins s’approchèrent aussitôt tête contre tête, et Bois-Dauphin leur expliqua tout bas son projet, qui fut accueilli par de grands éclats de rire. Un seul des bandits montra quelque scrupule.
– C’est une méchante idée que tu as la, Bois-Dauphin, et cela peut porter malheur; moi je n’en suis pas.
– Tais-toi donc, Cuillemain. Comme si c’était un gros péché que de faire flairer à quelqu’un la lame d’un poignard!
– Oui, mais un tonsuré!…
Ils parlaient à voix basse, et les deux moines semblaient chercher à deviner leurs projets par quelques mots qu’ils saisissaient dans leur conversation.
– Bah! il n’y a guère de différence, repartit Bois-Dauphin d’un ton plus haut. Et puis, comme cela, c’est lui qui fera le péché, et ce ne sera pas moi.
– Oui, oui! Bois-Dauphin a raison! s’écrièrent les deux autres.
Aussitôt Bois-Dauphin se leva et sortit de la salle. Un instant après, on entendit des poules crier, et le brigand reparut bientôt, tenant une poule morte de chaque main.
– Ah! le maudit! s’écriait dame Marguerite. Tuer mes poulets! et un vendredi! Qu’en veux-tu faire, brigand?
– Silence, dame Margoton, et ne m’échauffez pas les oreilles, vous savez que je suis un méchant garçon. Préparez vos broches et me laissez faire.
Puis s’approchant du frère alsacien:
– Ça, mon père, dit-il, vous voyez bien ces deux bêtes-ci? eh bien! je voudrais que vous me fissiez la grâce de les baptiser.
Le moine recula de surprise; l’autre ferma son livre, et dame Marguerite commença à dire des injures à Bois-Dauphin.
– Que je les baptise? dit le moine.
– Oui, mon père. Moi, je serai le parrain, et Margot que voici sera la marraine. Or, voici les noms que je donne à mes filleules: celle-ci se nommera Carpe, et celle-là Perche. Voilà deux jolis noms.
– Baptiser des poules! s’écria le moine en riant.
– Eh oui, morbleu! mon père; allons, vite en besogne!
– Ah! scélérat! s’écria Marguerite; tu crois que je te laisserai faire ce commerce-là dans ma maison? Crois-tu être chez des juifs ou au sabbat, pour baptiser des bêtes?
– Délivrez-moi donc de cette braillarde, dit Bois-Dauphin à ses camarades; et vous, mon père, ne sauriez-vous lire le nom du coutelier qui a fait cette lame-ci?
En parlant ainsi, il passait son poignard nu sous le nez du vieux moine. Le jeune se leva sur son banc; mais presque aussitôt, comme par l’effet d’une réflexion prudente, il se rassit déterminé à prendre patience.
– Comment voulez-vous que je baptise des volailles, mon enfant?
– Parbleu! c’est bien facile; comme vous nous baptisez, nous autres enfants de femmes. Jetez-leur un peu d’eau sur la tête, et dites: Baptizo te Carpam et Percham: seulement dites cela dans votre baragouin. Allons, Petit-Jean, apporte-nous ce verre d’eau, et vous tous, à bas les chapeaux; et du recueillement, noble Dieu!
À la surprise générale, le vieux cordelier prit un peu d’eau, la répandit sur la tête des poules, et prononça fort vite et très indistinctement quelque chose qui avait l’air d’une prière. Il finit par: Baptizo te Carpam et Percham. Puis il se rassit, et reprit son chapelet avec beaucoup de calme et comme s’il n’avait fait qu’une chose ordinaire. L’étonnement avait rendu muette dame Marguerite. Bois-Dauphin triomphait.