Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Encore un coup, fit le vieillard en montrant les verres, ça donnera des jambes.

– Encore un coup, donc, dit Octave en trinquant avec le bonhomme Jadis.

– Et en route! fit celui-ci. Vous voyez que je marche droit et sans canne, dit-il à Octave. Au bout d’une demi-heure, le vieillard et le jeune homme couraient toutes les guinguettes de la barrière.

Dans chaque bal où il entrait suivi de son compagnon, le costume singulier du bonhomme Jadis lui attirait de bruyantes ovations mêlées de rires et de quolibets; mais le vieillard ne se fâchait pas et savait toujours répondre à ceux qui l’agaçaient, quelque repartie qui mettait les rieurs de son côté.

– C’est bien fâcheux, disait le bonhomme à Octave, je n’entends plus mon air, j’aurais volontiers dansé.

– Vous oseriez… devant le monde! fit Octave avec inquiétude.

– Et pourquoi non? J’ai bien osé d’autres choses sur cet air-là. Tenez, quand je me suis fait soldat, à cause de Jacqueline, vous savez, j’avais à peu près votre âge, et je n’étais certainement pas la valeur en personne. La première fois que je me suis trouvé en face des Autrichiens, dans les plaines de la Lombardie, j’ai joliment regretté ma Bourgogne et le violon du gros Blaise; et si on m’avait offert mon congé, je l’aurais bien accepté. Quand j’ai entendu le premier coup de canon, – c’était un tapage horrible, de la fumée, des cris de mort! – je n’étais pas à mon aise. Notre commandant nous crie: Braves soldats, c’est notre tour! en avant! en avant! C’était justement du côté des canons. Tous mes camarades partent comme s’ils couraient à la fête; moi, je manquais d’enthousiasme. – Mais voilà que la musique d’un régiment qui était en position s’avise justement de jouer mon air… Tra deri dera, deri dera; moi, si doux et si paisible, j’avais à peine entendu la ritournelle, que je me métamorphosai en héros, je devins un vrai lion, il me poussait une crinière, et me voilà en avant de mon escadron, engagé dans une charge avec les cuirassiers autrichiens. Le sabre au poing, jurant, tapant comme un sourd, et fredonnant mon petit air Tra deri dera, deri dera, la la, - j’allais comme le diable. – Tout à coup je rencontre sur mon chemin un grand gaillard tout doré, qui tenait un drapeau. Tra deri, ça ferait une jolie robe pour Jacqueline, que je me dis, et je lui tombe dessus, deri dera. - Je le coupe en deux, – Tra deri; - je lui enlève son drapeau, deri deri. - Le général m’embrasse, on met mon nom à l’ordre du jour de l’armée… et la république me fait cadeau d’un sabre d’honneur. Tra deri dera, la la deri. - En 1812 un aide de camp de Murat vient nous prier très poliment de nous donner la peine d’entrer dans la redoute de la Moskowa. Notre colonel salue l’aide de camp et lui répond: On y va. En arrivant sous les murs de la redoute, nous n’étions plus que quarante de notre escadron, et le canon tonnait… l’on aurait dit un tremblement de terre. C’est pour le coup que je regrettais le violon du gros Blaise. -Mes camarades et moi, nous hésitions un peu, et je me disais à moi-même en regardant la terrible redoute: – Bien sûr, c’est imprudent d’entrer là-dedans. Mais voilà-t-il pas qu’une musique éloignée se met à jouer mon air, tra deri… Je pars en avant, les miens me suivent, et nous tombons dans la redoute, terribles et rapides comme des boulets vivants… Un régiment presque entier nous suit, puis deux, puis trois. On fait un hachis de Russes, et j’attrape la croix d’honneur, toujours sur mon air Tra deri deri dera, - et après ça, comment diable voulez-vous que j’aie peur de danser dans un bal?

Comme le bonhomme achevait son récit, l’orchestre commença précisément le quadrille en vogue dans lequel se trouvait l’air sur lequel le vieux soldat avait accompli ses exploits guerriers.

– Ah! enfin, dit le vieillard, nous y voilà… Et, quittant le bras d’Octave, qui ne put le retenir, il fit le tour du bal pour aller inviter une danseuse. Il s’arrêta devant une jeune fille de dix-huit ou vingt ans, vêtue d’une toilette de couleur claire. Elle avait de jolis yeux gris bleu, des cheveux cendrés chastement arrangés en bandeaux et un grand air d’honnêteté sur son visage.

– Elle est charmante, dit le vieillard. Et, s’approchant de la jeune fille, qui paraissait être venue seule au bal, le bonhomme Jadis ôta son petit chapeau rond, se ploya en deux comme un arc, et enchâssa son invitation dans un compliment qui avait une tournure tout à fait galante.

La jeune fille leva les yeux sur ce cavalier singulier, et ne put s’empêcher de sourire en voyant le costume du vieux bonhomme, qui ressemblait à un Colin d’opéra-comique.

– Mais, monsieur, répondit-elle d’une voix douce, je ne sais pas danser.

– Vous ne savez pas danser!… fit le bonhomme. Ah! ciel! c’est prodigieux… mais moi, j’ai su danser avant de savoir lire.

– Du moins, je ne sais pas danser comme on danse aujourd’hui, répondit la jeune fille.

– Oh! ni moi… répliqua le vieillard, ni moi… On va un peu plus loin, en effet, aujourd’hui… ce sont presque des tours de force… Cependant je n’ai pas oublié les figures… dit-il; et sur cet air qu’on joue en ce moment, je suis sûr de me tirer d’affaire… Si vous voulez que nous essayions… fit le bonhomme Jadis en revenant à la charge.

– Oh! non merci, monsieur… dit la demoiselle. Je ne suis pas venue dans l’intention de danser. Je suis entrée ici par curiosité… un moment… parce que c’était sur mon chemin… Je n’ai pas l’habitude d’aller au bal… Merci…

– Cependant… fit le bonhomme en insistant, sur cet air-là, qui est si joli… Écoutez-donc… Tra deri, deri dera. Hein! Comme c’est gai… deri, dera… Ça ne vous donne pas envie? ajouta-t-il en battant fort prestement un entrechat.

– Merci, monsieur, merci, répondit la jeune fille en se cachant la figure pour ne pas rire. – D’ailleurs il va pleuvoir, dit-elle.

En effet, le ciel s’était chargé, l’air était lourd, le ciel se coupait d’éclairs par intervalles; et le quadrille était à peine commencé, qu’une grosse pluie vint disperser les danseurs, qui se réfugièrent dans le café, où il n’y eut bientôt plus assez de place.

Pendant le dialogue de son vieux voisin avec la jeune fille, Octave s’était tenu à quelque distance. Mais quand l’orage avait éclaté, il s’approcha du bonhomme Jadis et lui dit:

– Il faut nous retirer. Il est tard, d’ailleurs.

– Où diable voulez-vous que nous allions, dit le vieillard, par ce temps affreux? Un vrai déluge! Il faut entrer quelque part… prendre quelque chose. Nous ne pouvons pas rester là. Voilà déjà que je ressemble à une éponge… – Ah! mon dieu! fit-il en se retournant vers la jeune fille… Mais vous, mademoiselle, vous ne pouvez pas rester dehors… Vous allez gâter votre jolie toilette. Venez avec nous vous mettre un instant à l’abri.

– Merci, monsieur, dit-elle, je vais m’en aller… je prendrai une voiture… je ne demeure pas loin d’ailleurs, rue Rochechouart… c’est à côté…

Et, mal abritée sous un petit acacia faisant dôme, elle regardait tristement la pluie qui commençait à mouiller sa robe.

21
{"b":"100845","o":1}