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– J'étais là lorsque Rodolphe est rentré, dit Marcel à Mimi essoufflée d'avoir parlé aussi longtemps. Comme il prenait sa clef chez la maîtresse d'hôtel, celle-ci lui a dit:

– La petite est partie.

– Ah! répondit Rodolphe, cela ne m'étonne pas; je m'y attendais. Et il monta dans sa chambre, où je le suivis, craignant aussi quelque crise; mais il n'en fut rien.

– Comme il est trop tard pour aller louer une autre chambre ce soir, ce sera pour demain matin, me dit-il, nous nous en irons ensemble. Allons dîner.

Je croyais qu'il voulait se griser, mais je me trompais. Nous avons fait un dîner très-sobre dans un restaurant où vous alliez quelquefois manger avec lui. J'avais demandé du vin de Beaune pour étourdir un peu Rodolphe.

– C'était le vin favori de Mimi, me dit-il; nous en avons bu souvent ensemble, à cette table où nous sommes. Je me souviens qu'un jour elle me disait, en tendant son verre déjà plusieurs fois vidé: «Verse encore, cela me met du baume dans le cœur.» C'était un mot assez médiocre, trouves-tu pas? Digne tout au plus de la maîtresse d'un vaudevilliste. Ah! Elle buvait bien, Mimi. Le voyant disposé à s'enfoncer dans les sentiers du ressouvenir, je lui parlai d'autre chose, et il ne fut plus question de vous. Il passa la soirée entière avec moi, et parut aussi calme que la Méditerranée. Ce qui m'étonnait le plus, c'est que ce calme n'avait rien d'affecté. C'était de l'indifférence sincère. À minuit nous rentrâmes.

– Tu parais surpris de ma tranquillité dans la situation où je me trouve, me dit-il; laisse-moi te faire une comparaison, mon cher, et, si elle est vulgaire, elle a du moins le mérite d'être juste. Mon cœur est comme une fontaine dont on a laissé le robinet ouvert toute la nuit; le matin, il ne reste pas une seule goutte d'eau. En vérité, de même est mon cœur: j'ai pleuré cette nuit tout ce qui me restait de larmes. Cela est singulier; mais je me croyais plus riche de douleurs, et, pour une nuit de souffrances, me voilà ruiné, complétement à sec, ma parole d'honneur! C'est comme je le dis; et dans ce même lit où j'ai failli rendre l'âme la nuit dernière, près d'une femme qui n'a pas plus remué qu'une pierre, alors que cette femme appuie maintenant sa tête sur l'oreiller d'un autre, je vais dormir comme un portefaix qui a fait une excellente journée.

– Comédie, pensai-je en moi-même; je ne serai pas plus tôt parti, qu'il battera les murailles avec sa tête. Cependant je laissai Rodolphe seul, et je remontai chez moi, mais je ne me couchai pas. À trois heures du matin, je crus entendre du bruit dans la chambre de Rodolphe; j'y descendis en toute hâte, croyant le trouver au milieu de quelque fièvre désespérée…

– Eh bien? dit Mimi.

– Eh bien, ma chère, Rodolphe dormait, le lit n'était pas défait, et tout prouvait que son sommeil avait été calme, et qu'il n'avait pas tardé à s'y abandonner.

– C'est possible, dit Mimi: il était si fatigué de la nuit précédente… mais le lendemain?…

– Le lendemain, Rodolphe est venu m'éveiller de bonne heure, et nous avons été louer des chambres dans un autre hôtel, où nous sommes emménagés le soir même.

– Et, demanda Mimi, qu'a-t-il fait en quittant la chambre que nous occupions? qu'a-t-il dit en abandonnant cette chambre où il m'a tant aimée?

– Il a fait ses paquets tranquillement, répondit Marcel; et comme il avait trouvé dans un tiroir une paire de gants en filet que vous avez oubliée, ainsi que deux ou trois lettres également à vous…

– Je sais bien, fit Mimi avec un accent qui semblait vouloir dire: je les ai oubliés exprès pour qu'il lui restât quelque souvenir de moi. Qu'en a-t-il fait? ajouta-t-elle.

– Je crois me rappeler, dit Marcel, qu'il a jeté les lettres dans la cheminée et les gants par la fenêtre; mais sans geste de théâtre, sans pose, fort naturellement, comme on peut le faire lorsqu'on se débarrasse d'une chose inutile.

– Mon cher Monsieur Marcel, je vous assure qu'au fond de mon cœur je souhaite que cette indifférence dure. Mais encore une fois, là, bien sincèrement, je ne crois pas à une guérison si rapide, et, malgré tout ce que vous me dites, je suis convaincue que mon pauvre poëte a le cœur brisé.

– Cela se peut, répondit Marcel en quittant Mimi; mais cependant, ou je me trompe fort, les morceaux sont encore bons.

Pendant ce colloque sur la voie publique, M. le vicomte Paul attendait sa nouvelle maîtresse, qui se trouva fort en retard, et qui fut parfaitement désagréable avec M. le vicomte. Il se coucha à ses genoux et lui roucoula sa romance favorite, à savoir: qu'elle était charmante, pâle comme la lune, douce comme un mouton; mais qu'il l'aimait surtout à cause des beautés de son âme.

– Ah! pensait Mimi en déroulant les ondes de ses cheveux bruns sur la neige de ses épaules, mon amant Rodolphe n'était pas si exclusif.

II

Ainsi que Marcel l'avait annoncé, Rodolphe paraissait être radicalement guéri de son amour pour Mademoiselle Mimi, et trois ou quatre jours après sa séparation d'avec elle, on vit reparaître le poëte complétement métamorphosé. Il était mis avec une élégance qui devait le rendre méconnaissable pour son miroir même. Rien en lui, du reste, ne semblait faire craindre qu'il fût dans l'intention de se précipiter dans les abîmes du néant, comme Mademoiselle Mimi en faisait courir le bruit avec toutes sortes d'hypocrisies condoléantes. Rodolphe était en effet parfaitement calme; il écoutait, sans que les plis de son visage se dérangeassent, les récits qui lui étaient faits sur la nouvelle et somptueuse existence de sa maîtresse, qui se plaisait à le faire renseigner sur son compte par une jeune femme qui était restée sa confidente, et qui avait occasion de voir Rodolphe presque tous les soirs.

– Mimi est très-heureuse avec le vicomte Paul, disait-on au poëte, elle en paraît follement amourachée; une seule chose l'inquiète, elle craint que vous ne veniez troubler sa tranquillité par des poursuites qui, du reste, seraient dangereuses pour vous, car le vicomte adore sa maîtresse et il a deux ans de salle d'armes.

– Oh! Oh! répondait Rodolphe, qu'elle dorme donc bien tranquille, je n'ai aucunement envie d'aller répandre du vinaigre dans les douceurs de sa lune de miel. Quant à son jeune amant, il peut parfaitement laisser sa dague au clou, comme Gastibelza, l'homme à la carabine. Je n'en veux aucunement aux jours d'un gentilhomme qui a encore le bonheur d'être en nourrice chez les illusions.

Et comme on ne manquait pas de rapporter à Mimi l'attitude avec laquelle son ancien amant recevait tous ces détails de son côté, elle n'oubliait pas de répondre en haussant les épaules:

– C'est bon, c'est bon, on verra dans quelques jours ce que tout cela deviendra.

Cependant, et plus que toute autre personne, Rodolphe était lui-même fort étonné de cette soudaine indifférence, qui, sans passer par les transitions ordinaires de la tristesse et de la mélancolie, succédait aux orageuses tempêtes qui l'agitaient encore quelques jours auparavant. L'oubli, si lent à venir, surtout pour les désolés d'amour, l'oubli qu'ils appellent à grands cris, et qu'à grands cris ils repoussent quand ils le sentent approcher d'eux; cet impitoyable consolateur avait subitement, tout à coup, et sans qu'il eût pu s'en défendre, envahi le cœur de Rodolphe, et le nom de la femme tant aimée pouvait désormais y tomber sans réveiller aucun écho. Chose étrange, Rodolphe, dont la mémoire avait assez de puissance pour rappeler à son esprit les choses qui s'étaient accomplies aux jours les plus reculés de son passé, et les êtres qui avaient figuré ou exercé une influence dans son existence la plus lointaine; Rodolphe, quelques efforts qu'il fit, ne pouvait pas se rappeler distinctement, après quatre jours de séparation, les traits de cette maîtresse qui avait failli briser son existence entre ses mains si frêles. Les yeux aux lueurs desquels il s'était si souvent endormi, il n'en retrouvait plus la douceur. Cette voix même, dont les colères et dont les tendres caresses lui donnaient le délire, il ne s'en rappelait point les sons. Un poëte de ses amis, qui ne l'avait pas vu depuis son divorce, le rencontra un soir; Rodolphe paraissait affairé et soucieux, il marchait à grands pas dans la rue, en faisant tournoyer sa canne.

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