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Une demi-heure après, il était chez son oncle Monetti lequel lut sur la physionomie de son neveu de quoi il allait être question. Aussi se mit-il en garde, et prévint toute demande par une série de récriminations telles que celles-ci:

– Les temps sont durs, le pain est cher, les créanciers ne payent pas, les loyers qu'il faut payer, le commerce dans le marasme, etc, etc, toutes les hypocrites litanies des boutiquiers.

– Croirais-tu, dit l'oncle, que j'ai été forcé d'emprunter de l'argent à mon garçon de boutique pour payer un billet?

– Il fallait envoyer chez moi, dit Rodolphe. Je vous aurais prêté de l'argent; j'ai reçu deux cents francs il y a trois jours.

– Merci, mon garçon, dit l'oncle, mais tu as besoin de ton avoir… ah! Pendant que tu es ici, tu devrais bien, toi qui as une si belle main, me copier des factures que je veux envoyer toucher.

– Voilà cinq francs qui me coûteront cher, dit Rodolphe en se mettant à la besogne qu'il abrégea.

– Mon cher oncle, dit-il à Monetti, je sais combien vous aimez la musique, et je vous apporte des billets de concert.

– Tu es bien aimable, mon garçon. Veux-tu dîner avec moi?…

– Merci, mon oncle, je suis attendu à dîner Faubourg Saint-Germain; je suis même contrarié, parce que je n'ai pas le temps d'aller chez moi prendre de l'argent pour acheter des gants.

– Tu n'as pas de gants? Veux-tu que je te prête les miens? dit l'oncle.

– Merci, nous n'avons pas la même main; seulement vous m'obligeriez de me prêter…

– Vingt-neuf sous pour en acheter? Certainement, mon garçon, les voilà. Quand on va dans le monde, il faut y aller bien mis. Mieux vaut faire envie que pitié, disait ta tante. Allons, je vois que tu te lances, tant mieux… Je t'aurais bien donné plus, reprit-il, mais c'est tout ce que j'ai dans mon comptoir; il faudrait que je monte en haut, et je ne peux pas laisser la boutique seule: à chaque instant il vient des acheteurs.

– Vous disiez que le commerce n'allait pas? L'oncle Monetti fit semblant de ne pas entendre, et dit à son neveu, qui empochait les vingt-neuf sous:

– Ne te presse pas pour me les rendre.

– Quel cancre! fit Rodolphe en se sauvant. Ah çà! fit-il, il manque encore trente et un sous. Où les trouver? Mais j'y songe, allons au carrefour de la Providence.

Rodolphe appelait ainsi le point le plus central de Paris, c'est-à-dire le Palais-Royal. Un endroit où il est presque impossible de rester dix minutes sans rencontrer dix personnes de connaissance, des créanciers surtout. Rodolphe alla donc se mettre en faction au perron du Palais-Royal. Cette fois, la Providence fut longue à venir. Enfin, Rodolphe put l'apercevoir. Elle avait un chapeau blanc, un paletot vert et une canne à pomme d'or… une Providence très-bien mise.

C'était un garçon obligeant et riche, quoique phalanstérien.

– Je suis ravi de vous voir, dit-il à Rodolphe; venez donc me conduire un peu, nous causerons.

– Allons, je vais subir le supplice du phalanstère, murmura Rodolphe en se laissant entraîner par le chapeau blanc, qui, en effet, le phalanstérina à outrance.

Comme ils approchaient du pont des Arts, Rodolphe dit à son compagnon:

– Je vous quitte, n'ayant pas de quoi acquitter cet impôt.

– Allons donc, dit l'autre en retenant Rodolphe, et en jetant deux sous à l'invalide.

– Voilà le moment venu, pensait le rédacteur de l'Écharpe d'Iris en traversant le pont; et arrivé au bout, devant l'horloge de l'institut, Rodolphe s'arrêta court, montra le cadran avec un geste désespéré et s'écria:

– Sacrebleu! Cinq heures moins le quart! Je suis perdu?

– Qu'y a-t-il? dit l'autre étonné.

– Il y a, dit Rodolphe, que, grâce à vous, qui m'avez entraîné malgré moi jusqu'ici, j'ai manqué un rendez-vous.

– Important?

– Je le crois bien, de l'argent que je devais aller chercher à cinq heures… aux Batignolles… Jamais je n'y serai… Sacrebleu! Comment faire?…

– Parbleu! dit le phalanstérien, c'est bien simple, venez chez moi, je vous en prêterai.

– Impossible! Vous demeurez à Montrouge, et j'ai une affaire à six heures Chaussée-D'Antin… sacrebleu!…

– J'ai quelques sous sur moi, dit timidement la Providence… mais très-peu.

– Si j'avais de quoi prendre un cabriolet, peut-être arriverais-je à temps aux Batignoles.

– Voilà le fond de ma bourse, mon cher, trente et un sous.

– Donnez vite, donnez que je me sauve! dit Rodolphe qui venait d'entendre sonner cinq heures, et il se hâta de courir au lieu de son rendez-vous.

– Ç'a été dur à tirer, fit-il en comptant sa monnaie.

Cent sous, juste comme de l'or. Enfin, je suis paré, et Laure verra qu'elle a affaire à un homme qui sait vivre. Je ne veux pas rapporter un centime chez moi ce soir. Il faut réhabiliter les lettres, et prouver qu'il ne leur manque que de l'argent pour être riches.

Rodolphe trouva Mademoiselle Laure au rendez-vous.

– À la bonne heure! dit-il. Pour l'exactitude, c'est une femme Bréguet.

Il passa la soirée avec elle, et fondit bravement ses cinq francs au creuset de la prodigalité. Mademoiselle Laure était enchantée de ses manières, et voulut bien s'apercevoir que Rodolphe ne la reconduisait pas chez elle qu'au moment où il la faisait entrer dans sa chambre à lui.

– C'est une faute que je fais, dit-elle. N'allez point m'en faire repentir par une ingratitude qui est l'apanage de votre sexe.

– Madame, dit Rodolphe, je suis connu pour ma constance. C'est au point que tous mes amis s'étonnent de ma fidélité, et m'ont surnommé le général Bertrand de l'amour.

IX LES VIOLETTES DU PÔLE

En ce temps-là, Rodolphe était très-amoureux de sa cousine Angèle, qui ne pouvait pas le souffrir, et le thermomètre de l'ingénieur Chevalier marquait douze degrés au-dessous de zéro.

Mademoiselle Angèle était la fille de M. Monetti, le poêlier-fumiste dont nous avons eu occasion de parler déjà. Mademoiselle Angèle avait dix-huit ans, et arrivait de la Bourgogne, où elle avait passé cinq années près d'une parente qui devait lui laisser son bien après sa mort. Cette parente était une vieille femme qui n'avait jamais été ni jeune ni belle, mais qui avait toujours été méchante, quoique dévote, ou parce que, Angèle qui, à son départ, était une charmante enfant, dont l'adolescence portait déjà le germe d'une charmante jeunesse, revint au bout de cinq années changée en une belle, mais froide, mais sèche et indifférente personne. La vie retirée de province, les pratiques d'une dévotion outrée et l'éducation à principes mesquins qu'elle avait reçue, avaient rempli son esprit de préjugés vulgaires et absurdes, rétréci son imagination, et fait de son cœur une espèce d'organe qui se bornait à accomplir sa fonction de balancier. Angèle avait, pour ainsi dire, de l'eau bénite au lieu de sang dans les veines. À son retour, elle accueillit son cousin avec une réserve glaciale, et il perdit son temps toutes les fois qu'il essaya de faire vibrer en elle la tendre corde des ressouvenirs, souvenirs du temps où ils avaient ébauché tous deux cette amourette à la Paul et Virginie, qui est traditionnelle entre cousin et cousine. Cependant, Rodolphe était très-amoureux de sa cousine Angèle, qui ne pouvait pas le souffrir; et ayant appris un jour que la jeune fille devait aller prochainement à un bal de noces d'une de ses amies, il s'était enhardi jusqu'au point de promettre à Angèle un bouquet de violettes pour aller à ce bal. Et après avoir demandé la permission à son père, Angèle accepta la galanterie de son cousin, en insistant toutefois pour avoir des violettes blanches.

Rodolphe, tout heureux de l'amabilité de sa cousine, gambadait et chantonnait en regagnant son mont Saint-Bernard. C'est ainsi qu'il appelait son domicile. On verra pourquoi tout à l'heure. Comme il traversait le Palais-Royal, en passant devant la boutique de Madame Provost, la célèbre fleuriste, Rodolphe vit des violettes blanches à l'étalage, et par curiosité il entra pour en demander le prix. Un bouquet présentable ne coûtait pas moins de dix francs, mais il y en avait qui coûtaient davantage.

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