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– Mais tu n'as pas une centaine de francs à me prêter? reprit Rodolphe.

– Comment! Toi aussi, répondit Schaunard qui était au comble de l'étonnement… tu viens me demander de l'argent! Tu te mêles à mes ennemis!

– Je te le rendrai lundi.

– Ou à la trinité. Mon cher, tu oublies donc quel jour nous sommes? Je ne puis rien pour toi. Mais il n'y a rien de désespéré, la journée n'est pas achevée. Tu peux encore rencontrer la Providence, elle ne se lève jamais avant midi.

– Ah! reprit Rodolphe, la Providence a trop de besogne auprès des petits oiseaux. Je m'en vais aller voir Marcel.

Marcel demeurait alors rue de Bréda. Rodolphe le trouva très-triste en contemplation devant son grand tableau qui devait représenter le Passage de la mer Rouge.

– Qu'as-tu? demanda Rodolphe en entrant, tu parais tout mortifié.

– Hélas! fit le peintre en procédant par allégorie, voilà quinze jours que je suis dans la Semaine Sainte.

Pour Rodolphe, cette réponse était transparente comme de l'eau de roche.

– Harengs salés et radis noirs! Très-bien. Je me souviens.

En effet, Rodolphe avait la mémoire encore salée des souvenirs d'un temps où il avait été réduit à la consommation exclusive de ce poisson.

– Diable! Diable, fit-il, ceci est grave! Je venais t'emprunter cent francs.

– Cent francs! fit Marcel… Tu feras donc toujours de la fantaisie. Me venir demander cette somme mythologique à une époque où l'on est toujours sous l'équateur de la nécessité! Tu as pris du hatchich…

– Hélas! dit Rodolphe, je n'ai rien pris du tout.

Et il laissa son ami au bord de la mer Rouge.

De midi à quatre heures, Rodolphe mit tour à tour le cap sur toutes les maisons de connaissance; il parcourut les quarante-huit quartiers et fit environ huit lieues, mais sans aucun succès. L'influence du 15 avril se faisait partout sentir avec une égale rigueur; cependant on approchait de l'heure du dîner. Mais il ne paraissait guère que le dîner approchât avec l'heure, et il sembla à Rodolphe qu'il était sur le radeau de la Méduse.

Comme il traversait le pont neuf, il eut tout à coup une idée:

– Oh! Oh! Se dit-il en retournant sur ses pas, le 15 avril… le 15 avril… mais j'ai une invitation à dîner pour aujourd'hui.

Et, fouillant dans sa poche, il en tira un billet imprimé ainsi conçu:

barrière de la villette.

AU GRAND VAINQUEUR.

Salon de 300 couverts.

banquet anniversaire

EN L'HONNEUR DE LA NAISSANCE

du

MESSIE HUMANITAIRE

le 15 avril 184…

Bon pour une personne.

N.-B.-On n'a droit qu'à une demi-bouteille de vin.

– Je ne partage pas les opinions des disciples du messie, se dit Rodolphe… mais je partagerai volontiers leur nourriture. Et avec une vélocité d'oiseau il dévora la distance qui le séparait de la barrière.

Quand il arriva dans les salons du Grand-Vainqueur, la foule était immense… Le salon de trois cents couverts contenait cinq cents personnes. Un vaste horizon de veau aux carottes de déroulait à la vue de Rodolphe.

On commença enfin à servir le potage.

Comme les convives portaient leur cuiller à leur bouche, cinq ou six personnes en bourgeois et plusieurs sergents de ville firent irruption dans la salle, un commissaire à leur tête.

– Messieurs, dit le commissaire, par ordre de l'autorité supérieure, le banquet ne peut avoir lieu. Je vous somme de vous retirer.

– Oh! dit Rodolphe en sortant avec tout le monde, oh! La fatalité qui vient de renverser mon potage!

Il reprit tristement le chemin de son domicile, et y arriva sur les onze heures du soir.

M. Benoît l'attendait.

– Ah! C'est vous, dit le propriétaire. Avez-vous songé à ce que je vous ai dit ce matin? M'apportez-vous de l'argent?

– Je dois en recevoir cette nuit; je vous en donnerai demain matin, répondit Rodolphe en cherchant sa clef et son flambeau dans la case. Il ne trouva rien.

– Monsieur Rodolphe, dit M. Benoît, j'en suis bien fâché, mais j'ai loué votre chambre, et je n'en ai plus d'autre qui soit disponible; il faut voir ailleurs.

Rodolphe avait l'âme grande, et une nuit à la belle étoile ne l'effrayait pas. D'ailleurs, en cas de mauvais temps, il pouvait coucher dans une loge d'avant-scène à l'Odéon, ainsi que cela lui était arrivé déjà. Seulement, il réclama ses affaires à M. Benoît, lesquelles affaires consistaient en une liasse de papiers.

– C'est juste, dit le propriétaire: je n'ai pas le droit de vous retenir ces choses-là, elles sont restées dans le secrétaire. Montez avec moi; si la personne qui a pris votre chambre n'est pas couchée, nous pourrons entrer.

La chambre avait été louée dans la journée à une jeune fille qui s'appelait Mimi, et avec qui Rodolphe avait jadis commencé un duo de tendresse.

Ils se reconnurent sur-le-champ. Rodolphe parla tout bas à l'oreille de Mimi, et lui serra doucement la main.

– Voyez comme il pleut! dit-il en indiquant le bruit de l'orage qui venait d'éclater.

Mademoiselle Mimi alla droit à M. Benoît, qui attendait dans un coin de la chambre.

– Monsieur, lui dit-elle en désignant Rodolphe… monsieur est la personne que j'attendais ce soir… ma porte est défendue.

– Ah! fit M. Benoît avec une grimace. C'est bien!

Pendant que Mademoiselle Mimi préparait à la hâte un souper improvisé, minuit sonna.

– Ah! dit Rodolphe en lui-même, le 15 avril est passé, j'ai enfin doublé mon cap des tempêtes. Chère Mimi, fit le jeune homme en attirant la belle fille dans ses bras et l'embrassant sur le cou à l'endroit de la nuque, il ne vous aurait pas été possible de me laisser mettre à la porte. Vous avez la bosse de l'hospitalité.

XI UN CAFÉ DE LA BOHÈME

Voici par quelle suite de circonstances Carolus Barbemuche, homme de lettres et philosophe platonicien, devint membre de la Bohème en la vingt-quatrième année de son âge.

En ce temps-là, Gustave Colline, le grand philosophe Marcel, le grand peintre, Schaunard, le grand musicien, et Rodolphe, le grand poëte, comme ils s'appelaient entre eux, fréquentaient régulièrement le café Momus, où on les avait surnommés les quatre mousquetaires, à cause qu'on les voyait toujours ensemble. En effet, ils venaient, s'en allaient ensemble, jouaient ensemble, et quelquefois aussi ne payaient pas leur consommation, toujours avec un ensemble digne de l'orchestre du conservatoire.

Ils avaient choisi pour se réunir une salle où quarante personnes eussent été à l'aise; mais on les trouvait toujours seuls, car ils avaient fini par rendre le lieu inabordable aux habitués ordinaires.

Le consommateur de passage qui s'aventurait dans cet antre y devenait, dès son entrée, la victime du farouche quatuor, et, la plupart du temps, se sauvait sans achever sa gazette et sa demi-tasse, dont des aphorismes inouïs sur l'art, le sentiment de l'économie politique faisaient tourner la crème. Les conversations des quatre compagnons étaient de telle nature que le garçon qui les servait était devenu idiot à la fleur de l'âge.

Cependant les choses arrivèrent à un tel point d'arbitraire, que le maître du café perdit enfin patience, et il monta un soir faire gravement l'exposé de ses griefs:

1º M. Rodolphe venait dès le matin déjeuner, et emportait dans sa salle tous les journaux de l'établissement; il poussait même l'exigence jusqu'à se fâcher quand il trouvait les bandes rompues, ce qui faisait que les autres habitués, privés des organes de l'opinion, demeuraient jusqu'au dîner ignorants comme des carpes en matière politique. La société Bosquet savait à peine les noms des membres du dernier cabinet.

M. Rodolphe avait même obligé le café à s'abonner au Castor, dont il était rédacteur en chef. Le maître de l'établissement s'y était d'abord refusé; mais comme M. Rodolphe et sa compagnie appelaient tous les quarts d'heure le garçon, et criaient à haute voix: le Castor! apportez-nous le Castor! quelques autres abonnés, dont la curiosité était excitée par ces demandes acharnées, demandèrent aussi le Castor. On prit donc un abonnement au Castor, journal de la chapellerie, qui paraissait tous les mois, orné d'une vignette et d'un article de philosophie en variétés, par Gustave Colline.

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