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– Le 22. C 'est le jour d'entrée de Baptiste; nous lui avons donné un à-compte de 5 fr sur ses appointements; pour l'orgue de barbarie, 50 c; pour le rachat de quatre petits enfants chinois condamnés à être jetés dans le fleuve Jaune, par des parents d'une barbarie incroyable, 2 fr 40 c.

– Ah çà! dit Rodolphe, explique-moi un peu la contradiction qu'on remarque dans cet article. Si tu donnes aux orgues de barbarie, pourquoi insultes-tu les parents barbares? Et d'ailleurs quelle nécessité de racheter des petits chinois? S'ils avaient été à l'eau-de-vie, seulement.

– Je suis né généreux, répliqua Marcel, va, continue; jusqu'à présent on ne s'est que très-peu éloigné du principe de l'économie.

– Du 23, il n'y a rien de marqué. Du 24, idem. Voilà deux bons jours. Du 25, donné à Baptiste, à-compte sur ses appointements, 3 fr.

– Il me semble qu'on lui donne bien souvent de l'argent, fit Marcel en manière de réflexion.

– On lui devra moins, répondit Rodolphe. Continue.

– Du 26 mars, dépenses diverses et utiles au point de vue de l'art, 36 fr 40 c.

– Qu'est-ce qu'on peut donc avoir acheté de si utile? dit Rodolphe; je ne me souviens pas, moi. 36 fr 40 c, qu'est-ce que ça peut donc être?

– Comment! Tu ne te souviens pas?… C'est le jour où nous sommes montés sur les tours notre-dame pour voir Paris à vol d'oiseau…

– Mais ça coûte huit sous pour monter aux tours, dit Rodolphe.

– Oui, mais en descendant nous avons été dîner à Saint-Germain.

– Cette rédaction pèche par la limpidité.

– Du 27, il n'y a rien de marqué.

– Bon! Voilà de l'économie.

– Du 28, donné à Baptiste, à-compte sur ses gages, 6 fr.

– Ah! Cette fois, je suis sûr que nous ne devons plus rien à Baptiste. Il se pourrait même qu'il nous dût… il faudra voir.

– Du 29. Tiens, on n'a pas marqué le 29; la dépense est remplacée par un commencement d'article de mœurs.

– Le 30. Ah! Nous avions du monde à dîner; forte dépense, 30 fr 55 c. Le 31, c'est aujourd'hui, nous n'avons encore rien dépensé. Tu vois, dit Marcel en achevant, que les comptes ont été tenus très-exactement. Le total ne fait pas 500 fr.

– Alors, il doit rester de l'argent en caisse.

– On peut voir, dit Marcel en ouvrant un tiroir. Non, dit-il, il n'y a plus rien. Il n'y a qu'une araignée.

– Araignée du matin, chagrin, fit Rodolphe.

– Où diable a pu passer tant d'argent? reprit Marcel atterré en voyant la caisse vide.

– Parbleu! C'est bien simple, dit Rodolphe, on a tout donné à Baptiste.

– Attends donc! s'écria Marcel en fouillant dans le tiroir où il aperçut un papier. La quittance du dernier terme! s'écria-t-il.

– Bah! fit Rodolphe, comment est-elle arrivée là?

– Et acquittée, encore, ajouta Marcel; c'est donc toi qui as payé le propriétaire?

– Moi, allons donc! dit Rodolphe.

– Cependant, que signifie…

– Mais je t'assure…

– «Quel est donc ce mystère?» Chantèrent-ils tous deux en chœur sur l'air final de la Dame Blanche.

Baptiste, qui aimait la musique, accourut aussitôt.

Marcel lui montra la quittance.

– Ah! Oui, fit Baptiste négligemment, j'avais oublié de vous le dire, c'est le propriétaire qui est venu ce matin pendant que vous étiez sortis. Je l'ai payé, pour lui éviter la peine de revenir.

– Où avez-vous trouvé de l'argent?

– Ah! Monsieur, fit Baptiste, je l'ai prise dans le tiroir qui était ouvert; j'ai même pensé que ces messieurs l'avaient laissé ouvert dans cette intention, et je me suis dit: mes maîtres ont oublié de me dire en sortant: «Baptiste, le propriétaire viendra toucher son terme de loyer, il faudra le payer;» et j'ai fait comme si l'on m'avait commandé… sans qu'on m'ait commandé.

– Baptiste, dit Marcel avec une colère blanche, vous avez outrepassé nos ordres; à compter d'aujourd'hui vous ne faites plus partie de notre maison. Baptiste, rendez votre livrée!

Baptiste ôta la casquette de toile cirée qui composait sa livrée et la rendit à Marcel.

– C'est bien, dit celui-ci: maintenant vous pouvez partir…

– Et mes gages?

– Comment dites-vous, drôle? Vous avez reçu plus qu'on ne vous devait. Je vous ai donné 14 fr en quinze jours à peine. Qu'est-ce que vous faites de tant d'argent? Vous entretenez donc une danseuse?

– De corde, ajouta Rodolphe.

– Je vais donc rester abandonné, dit le malheureux domestique, sans abri pour garantir ma tête!

– Reprenez votre livrée, répondit Marcel ému malgré lui. Et il rendit la casquette à Baptiste.

– C'est pourtant ce malheureux qui a dilapidé notre fortune, dit Rodolphe en voyant sortir le pauvre Baptiste. Où dînerons-nous aujourd'hui?

– Nous le saurons demain, répondit Marcel.

VIII CE QUE COÛTE UNE PIÈCE DE CINQ FRANCS

Un samedi soir, dans le temps où il n'était pas encore en ménage avec Mademoiselle Mimi, qu'on verra paraître bientôt, Rodolphe fit connaissance, à sa table d'hôte, d'une marchande à la toilette en chambre, appelée Mademoiselle Laure. Ayant appris que Rodolphe était rédacteur en chef de l'Écharpe d'Iris et du Castor, journaux de fashion, la modiste, dans l'espérance d'obtenir des réclames pour ses produits, lui fit une foule d'agaceries significatives. À ces provocations, Rodolphe avait répondu par un feu d'artifice de madrigaux à rendre jaloux Benserade, Voiture et tous les Ruggieri du style galant; et à la fin du dîner, Mademoiselle Laure, ayant appris que Rodolphe était poëte, lui donna clairement à entendre qu'elle n'était pas éloignée de l'accepter pour son Pétrarque. Elle lui accorda même, sans circonlocution, un rendez-vous pour le lendemain.

– Parbleu! Se disait Rodolphe en reconduisant Mademoiselle Laure, voilà certainement une aimable personne. Elle me paraît avoir de la grammaire et une garde-robe assez cossue. Je suis tout disposé à la rendre heureuse.

Arrivée à la porte de sa maison, Mademoiselle Laure quitta le bras de Rodolphe en le remerciant de la peine qu'il avait bien voulu prendre en l'accompagnant dans un quartier aussi éloigné.

– Oh! Madame, répondit Rodolphe en s'inclinant jusqu'à terre, j'aurais désiré que vous demeurassiez à Moscou ou aux îles de la Sonde, afin d'avoir plus longtemps le plaisir d'être votre cavalier.

– C'est un peu loin, répondit Laure en minaudant.

– Nous aurions pris par les boulevards, madame, dit Rodolphe. Permettez-moi de vous baiser la main sur la personne de votre joue, continua-t-il en embrassant sa compagne sur les lèvres, avant que Laure eût pu faire résistance.

– Oh! Monsieur, exclama-t-elle, vous allez trop vite.

– C'est pour arriver plus tôt, dit Rodolphe. En amour les premiers relais doivent être franchis au galop.

– Drôle de corps! Pensa la modiste en rentrant chez elle.

– Jolie personne! disait Rodolphe en s'en allant.

Rentré chez lui, il se coucha à la hâte, et fit les rêves les plus doux. Il se vit ayant à son bras, dans les bals, dans les théâtres et aux promenades, Mademoiselle Laure vêtue de robes plus splendides que celles ambitionnées par la coquetterie de peau-d'âne.

Le lendemain à onze heures, selon son habitude, Rodolphe se leva. Sa première pensée fut pour Mademoiselle Laure.

– C'est une femme très-bien, murmura-t-il; je suis sûr qu'elle a été élevée à Saint-Denis. Je vais donc enfin connaître le bonheur d'avoir une maîtresse qui ne soit pas grêlée. Décidément, je ferai des sacrifices pour elle, je m'en vais toucher mon argent à l'Écharpe d'Iris, j'achèterai des gants et je mènerai Laure dîner dans un restaurant où on donne des serviettes. Mon habit n'est pas très-beau, dit-il en se vêtissant; mais, bah! Le noir, ça habille si bien!

Et il sortit pour se rendre au bureau de l'Écharpe d'Iris. En traversant la rue, il rencontra un omnibus sur les panneaux duquel était collée une affiche où on lisait:

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