Ainsi parlait le peintre Marcel à la jeune Mademoiselle Mimi, qu'il venait de rencontrer trois ou quatre jours après son second divorce avec le poëte Rodolphe. Bien qu'il se fût efforcé de mettre une sourdine aux railleries qui parsemaient son horoscope, Mademoiselle Mimi ne fut point dupe des belles paroles de Marcel, et comprit parfaitement que, peu respectueux pour son titre nouveau, il s'était moqué d'elle à outrance.
– Vous êtes méchant avec moi, Marcel, dit Mademoiselle Mimi, c'est mal: j'ai toujours été très-bonne fille avec vous quand j'étais la maîtresse de Rodolphe; mais si je l'ai quitté, après tout, c'est sa faute. C'est lui qui m'a renvoyée presque sans délai; et encore, comment m'a-t-il traitée pendant les derniers jours que j'ai passés avec lui? J'ai été bien malheureuse, allez! Vous ne savez pas, vous, quel homme c'était que Rodolphe: un caractère pétri de colère et de jalousie, qui me tuait par petits morceaux. Il m'aimait, je le sais bien, mais son amour était dangereux comme une arme à feu; et quelle existence que celle que j'ai menée pendant quinze mois! Ah! Voyez-vous, Marcel, je ne veux pas me faire meilleure que je ne suis, mais j'ai bien souffert avec Rodolphe, vous le savez d'ailleurs aussi. Ce n'est point la misère qui me l'a fait quitter, non, je vous l'assure, j'y étais habituée d'abord; et puis, je vous le répète, c'est lui qui m'a renvoyée. Il a marché à deux pieds sur mon amour-propre; il m'a dit que je n'avais pas de cœur si je restais avec lui; il m'a dit qu'il ne m'aimait plus, qu'il fallait que je fisse un autre amant; il a même été jusqu'à me désigner un jeune homme qui me faisait la cour, et il a, par ses défis, servi de trait d'union entre moi et ce jeune homme. J'ai été avec lui autant par dépit que par nécessité, car je ne l'aimais pas; vous savez bien cela, vous, je n'aime pas les si jeunes gens, ils sont ennuyeux et sentimentals comme des harmonicas. Enfin, ce qui est fait est fait, et je ne le regrette pas, et je ferais encore de même si c'était à refaire. Maintenant qu'il ne m'a plus avec lui et qu'il me sait heureuse avec un autre, Rodolphe est furieux et très-malheureux; je sais quelqu'un qui l'a rencontré ces jours-ci; il avait les yeux rouges. Cela ne m'étonne pas, j'étais bien sûre qu'il en arriverait ainsi et qu'il courrait après moi; mais vous pouvez lui dire qu'il perdra son temps, et que cette fois-ci c'est tout à fait sérieux et pour de bon. Y a-t-il longtemps que vous l'avez vu, Marcel, et est-ce vrai qu'il est bien changé? demanda Mimi avec un autre accent.
– Bien changé, en effet, répondit Marcel. Assez changé.
– Il se désole, cela est certain; mais que voulez-vous que j'y fasse? Tant pis pour lui! Il l'a voulu; il fallait que cela eût une fin, à la fin. Consolez-le… vous.
– Oh! Oh! dit tranquillement Marcel, le plus gros de la besogne est fait. Ne vous inquiétez pas, Mimi.
– Vous ne dites pas la vérité, mon cher, reprit Mimi avec une petite moue ironique: Rodolphe ne se consolera pas si vite que cela; si vous saviez dans quel état je l'ai vu, la veille de mon départ! C'était le vendredi; je n'avais pas voulu rester la nuit chez mon nouvel amant, parce que je suis superstitieuse et que le vendredi est un mauvais jour.
– Vous aviez tort, Mimi: en amour, le vendredi est un bon jour; les anciens disaient: Dies Veneris.
– Je ne sais pas le latin, dit Mademoiselle Mimi en continuant. Je m'en revenais donc de chez Paul; j'ai trouvé Rodolphe qui m'attendait en faisant sentinelle dans la rue. Il était tard, plus de minuit, et j'avais faim, car j'avais mal dîné. Je priai Rodolphe d'aller chercher quelque chose pour souper. Il revint une demi-heure après; il avait beaucoup couru pour rapporter pas grand'chose de bon: du pain, du vin, des sardines, du fromage et un gâteau aux pommes. Je m'étais couchée pendant son absence; il dressa le couvert près du lit; je n'avais pas l'air de le regarder, mais je le voyais bien: il était pâle comme la mort, il avait le frisson, et tournait dans la chambre comme un homme qui ne sait pas ce qu'il veut faire. Dans un coin, il aperçut plusieurs paquets de mes hardes qui étaient à terre. Cette vue parut lui faire du mal et il mit le paravent devant ces paquets pour ne plus les voir. Quand tout fut préparé, nous commençâmes à manger; il essaya de me faire boire; mais je n'avais plus ni faim ni soif, et j'avais le cœur tout serré. Il faisait froid, car nous n'avions pas de quoi faire du feu; on entendait le vent qui soufflait dans la cheminée. C'était bien triste. Rodolphe me regardait, il avait les yeux fixes; il mit sa main dans la mienne, et je sentis sa main trembler, elle était à la fois brûlante et glacée.
– C'est le souper des funérailles de nos amours, me dit-il tout bas. Je ne répondis rien, mais je n'eus pas le courage de retirer ma main de la sienne.
– J'ai sommeil, lui dis-je à la fin; il est tard, dormons. Rodolphe me regarda: j'avais mis une de ses cravates sur ma tête pour me garantir du froid; il ôta cette cravate sans parler.
– Pourquoi ôtes-tu cela? lui demandai-je, j'ai froid.
– Oh! Mimi, me dit-il alors, je t'en prie, cela ne te coûtera guère, remets, pour cette nuit, ton petit bonnet rayé.
C'était un bonnet de nuit en indienne rayée, blanc et brun. Rodolphe aimait beaucoup à me voir ce bonnet, cela lui rappelait quelques belles nuits, car c'était ainsi que nous comptions nos beaux jours. En pensant que c'était la dernière fois que j'allais dormir auprès de lui, je n'osai pas refuser de satisfaire son caprice; je me relevai, et j'allai prendre mon bonnet rayé qui était au fond d'un de mes paquets: par mégarde, j'oubliai de replacer le paravent; Rodolphe s'en aperçut, et cacha les paquets, comme il avait déjà fait.
– Bonsoir, me dit-il.-Bonsoir, lui répondis-je. Je croyais qu'il allait m'embrasser, et je ne l'aurais pas empêché, mais il prit seulement ma main, qu'il porta à ses lèvres. Vous savez, Marcel, combien il était fort pour m'embrasser les mains. J'entendis claquer ses dents, et je sentis son corps froid comme un marbre. Il serrait toujours ma main, et il avait placé sa tête sur mon épaule, qui ne tarda pas à être toute mouillée. Rodolphe était dans un état affreux. Il mordait les draps du lit, pour ne pas crier; mais j'entendais bien des sanglots sourds, et je sentais toujours ses larmes couler sur mes épaules, qu'elles brûlaient d'abord, et qu'elles glaçaient ensuite. En ce moment-là, j'eus besoin de tout mon courage; et il m'en a fallu, allez. Je n'avais qu'un mot à dire, je n'avais qu'à retourner la tête: ma bouche aurait rencontré celle de Rodolphe, et nous nous serions raccommodés encore une fois. Ah! un instant, j'ai vraiment cru qu'il allait mourir entre mes bras, ou que tout au moins il allait devenir fou, comme il faillit le devenir une fois, vous rappelez-vous? J'allais céder, je le sentais; j'allais revenir la première, j'allais l'enlacer dans mes bras, car il faudrait vraiment n'avoir point d'âme pour rester insensible devant de pareilles douleurs. Mais je me souvins des paroles qu'il m'avait dites la veille: «Tu n'as point de cœur si tu restes avec moi, car je ne t'aime plus.» Ah! en me rappelant ces duretés, j'aurais vu Rodolphe près d'expirer et il n'aurait fallu qu'un baiser de moi, que j'aurais détourné ma lèvre, et que je l'aurais laissé mourir. À la fin, vaincue par la fatigue, je m'endormis à moitié. J'entendais toujours Rodolphe sangloter, et, je vous le jure, Marcel, ce sanglot dura toute la nuit; et quand le jour revint et que je regardai dans ce lit, où j'avais dormi pour la dernière fois, cet amant que j'allais quitter pour aller dans les bras d'un autre, j'ai été épouvantablement effrayée en voyant des ravages que cette douleur faisait sur la figure de Rodolphe.
Il se leva, comme moi, sans rien dire, et faillit tomber dans la chambre aux premiers pas qu'il fit, tant il était faible et abattu. Cependant il s'habilla très-vite, et me demanda seulement où en étaient mes affaires et quand je partais. Je lui répondis que je n'en savais rien. Il s'en alla sans me dire à revoir, sans me serrer la main. Voilà comment nous nous sommes quittés. Quel coup il a dû recevoir dans le cœur lorsqu'il ne m'a plus trouvée en rentrant, hein?